Vienne, au tournant du XXème siècle. Stefan Brand (Louis Jourdan), un pianiste de concert dandy, rentre chez lui après une nouvelle soirée de débauche. Son serviteur lui tend une lettre. Elle vient d'une femme et ses premiers mots le clouent littéralement sur place : "Lorsque vous lirez ceci, je serai morte..."
L'oeuvre qui débute par cette extraordinaire ouverture peut à juste titre se targuer d'être le meilleur film de Max Ophuls, une réussite majeure du mélodrame (genre souvent injustement décrié) et un sommet de l'histoire du cinéma. C'est l'un des rares films qui méritent d'être considérés comme parfaits, jusqu'au moindre détail.
Superbement adapté du roman de Stefan Zweig par Howard Koch, il constitue au cinéma l'apothéose de l'amour impossible. Ophuls retrace en flash-back la passion sans espoir de la jeune Lisa Berndl (Joan Fontaine) pour Stefan et livre un portrait déchirant d'un amour qui n'aurait jamais dû voir le jour. Tandis que Lisa idéalise naïvement les artistes, le blasé Stefan assimile les femmes à des objets, et ce décalage aboutit à une sombre tragédie. La perception intuitive qu'Ophuls a de l'inégalité des sexes dans la société occidentale du XXème siècle est stupéfiante.
D'un équilibre exquis, le film pousse le spectateur à faire sien le désir de Lisa et les rêves de la société toute entière, nourrie de sa culture populaire. Mais il propose en même temps une critique accablante du mythe et de l'idéologie de l'amour romantique. La compréhension de l'histoire varie au gré de ses délicates variations de tons et de points de vue. Impitoyable, Ophuls fait tomber un à un les voiles d'illusion qui enveloppent Lisa. Soit la mise en scène révèle la réalité banale qui sous-tend ces élans d'imaginaire, soit la caméra suggère, par ses positions subtiles et ses mouvements légèrement détachés du récit, un point de vue cognitif qui échappe aux personnages.
Le film est une réussite non seulement par son style éloquent et expressif, mais aussi par sa stratégie narrative. Via la voix off poignante de Lisa, le récit traverse les décennies et saute habilement certaines années décisives grâce à une mosaïque de détails significatifs qui se concentrent sur des gestes répétés (tel le don d'une fleur), des répliques (qui font sans cesse référence au temps qui passe) et des éléments clés (l'escalier menant à l'appartement de Stefan).
Et lorsque la jeune Lisa apparaît enfin, tel un fantôme, dans la mémoire de Stefan, ce cliché hollywoodien est transcendé de manière magistrale et fait pleurer même les spectateurs imperméables à ce genre de mélo suranné.
Lettre d'une inconnue est un chef-d'oeuvre d'une richesse inépuisable. D'innombrables cinéphiles ont tenté de démêler ses thèmes, ses motifs, ses allusions et son ironie. Mais même un nombre infini d'analyses minutieuses ne pourrait épuiser l'émotion qu'il suscite.