Au bout de neuf minutes de film, une voix. Rauque, voilée, presque trop enrouée pour être humaine. Fragile, bouleversante, aux inflexions singulières qu'on croirait modulées par un appareil électronique. Une voix qui semble réprimer une colère, contenir une tristesse infinie. Une voix qui donne à chaque instant l'impression d'être sur le point de défaillir, à bout de souffle, mais qui toujours trouve un mot sur lequel rebondir et repart, inlassable.
C'est la voix de Chris Marker himself.
Pour peu qu'on se soit accoutumé à la discrétion habituelle du personnage, ce choix d'assumer en personne la narration des commentaires de son film n'a rien d'anodin. Comme si, pour une fois, l'homme derrière la caméra voulait se rendre audible, prendre les choses en main. Dire toute sa douleur de l'Histoire, ce cauchemar dont il essaie de se (nous) réveiller.
C'est là que je suis entré dans l'histoire. J'étais à un moment de ma vie où les images des autres m'intéressaient plus que les miennes et j'ai pris l'injonction de Laura comme un défi amusant.
Laura est l'unique protagoniste du film, interprété par Catherine Belkhodja, la muse de Marker depuis 1989 et L'Héritage de la chouette. Laura vient de perdre l'homme qu'elle aimait ; elle décide de terminer le jeu vidéo sur lequel il travaillait, consacré à la bataille d'Okinawa. Le spectateur partage son quotidien, attelée à cette tâche dans un bureau exigu dont la seule échappatoire semble être l'écran des ordinateurs qui l'entourent, s'adressant à un interlocuteur invisible comme à travers une webcam. Ce dispositif de journal vidéo, dont le minimalisme visuel a de quoi dérouter lors des premières minutes, explique sans doute les réactions tranchées à l'endroit du film lors de sa sortie en 1997, notamment de la part du public. En optant pour un cinéma de l'intimité, froid et il faut le dire peu aguichant, privilégiant l'identification du spectateur par un recours fréquent au regard caméra – dont l'utilisation, rappelons-le, reste une aberration pour le cinéma dominant – Marker radicalise le témoignage filmé.
À ce cadre fictionnel autour de l'histoire de Laura s'ajoute une partie purement documentaire, mêlant des plans tournés sur l'île d'Okinawa dès 1985, des images d'archives et même des extraits de deux films de Nagisa Oshima sur la tragédie. Ces différents fragments vont permettre de monter – puisque chez Marker il s'agit avant tout de montage – toute une réflexion, dans la lignée de Sans Soleil, sur les liens entre Histoire et mémoire. Car Level Five se veut d'abord comme un film-souvenir, un film contre l'oubli. Contre l'oubli d'une des batailles les plus sanglantes du XXème siècle, contre l'oubli des suicides collectifs qui ont conduit à la mort près de 150 000 civils okinawaïens. À l'image de ce survivant du massacre qui n'a pas peur de dire qu'il a préféré tuer sa mère « parce qu'[il] l'aimait » plutôt que de la voir tomber aux mains de l'ennemi, Marker réclame ce dont les hommes et les nations sont le plus incapables : regarder leur mémoire en face et demander pardon. Car si la honte, mot qui revient tout le long du film, empêche les Japonais de sortir du silence, les Américains restent eux aussi muets sur ces événements d'autant plus tragiques qu'ils ont été à l'origine des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki.
Le film est par ailleurs l'occasion de nous interroger comme à l'accoutumée chez Marker sur le pouvoir des images, qui entretiennent un rapport à la vérité toujours plus complexe. Sur ce point, les exemples se bousculent et ne s'inventent malheureusement pas. Il y a d'abord ce sergent américain, décoré comme un héros pour avoir planté la bannière étoilée sur Iwo Jima au cours d'une mise en scène devenue célèbre. Emmuré dans son silence, il devint fou et se suicida quelques années plus tard. Il y a aussi cette femme d'Okinawa qui se précipite en haut d'une falaise, hésite, voit qu'elle est filmée, se sent obligée de sauter. Celui qui tenait la caméra, lui tendant un piège avec son objectif « l'a abattue comme un chasseur ». Il y a enfin cet homme brûlé vif qui, se sachant filmé lui aussi, se relève de sa chute, préférant vivre dans le hors-champ plutôt que mourir sacrifié dans le plan. L'image est une fiction, nous met en garde Marker : elle ne dit jamais ce qu'elle est, et prétend toujours être ce qu'elle n'est pas. Et pourtant elle compose la matière principale de notre mémoire ; pour sa rapidité de lecture, sa concentration d'informations et sa facilité de circulation, nous avons fait de l'image une forme de transmission privilégiée.
En pleine révolution numérique, Marker interroge enfin la fonction du computer, cette machine-mémoire qui le fascine tant au point qu'il crée, au même moment qu'il réalise Level Five, une sorte de CD-ROM interactif intitulé Immemory qui n'est autre que son autobiographie déguisée. Avec le jeu vidéo sur lequel travaille Laura semble envisagée dans un premier temps l'hypothèse d'une réécriture électronique de l'Histoire (« Les jeux de stratégie, c'est fait pour gagner les batailles perdues, non ? »), réécriture que pourraient matérialiser ces images historiques aux couleurs retouchées, inversées, qui rappellent le langage visuel halluciné utilisé pour décrire la Zone dans Sans Soleil. Toutefois, l'ordinateur présente vite deux contraintes de taille : il s'avère impossible de modifier le cours de la bataille et tout aussi impossible d'atteindre le dernier niveau du jeu, le fameux level five. La fonction de la machine devient paradoxale : si l'on est en mesure de lui confier notre mémoire, elle n'en demeure pas moins sans humeur, incapable de traiter le sentiment ou l'imagination. C'est là le sens qu'il faut donner, à mon avis, au concept d'immémoire inventé par Marker. À l'inverse de l'homme, l'ordinateur ne se souvient pas, pas plus qu'il n'oublie. Aussi grandes soient ses capacités de stockage, sa mémoire reste inerte, figée par nature. Il n'est pas étonnant, dès lors, qu'aux questions de Laura l'écran lui oppose toujours la même réponse froide, catégorique : « I don't know how to ». L'ordinateur ne va pas chercher à se souvenir, à réécrire sa mémoire comme pourrait le faire l'homme. Lorsqu'elle est en défaut de mémoire, la machine renonce et admet son immémoire. D'où l'impossibilité pour Laura d'obtenir les bonnes réponses qui l'auraient aidée à finir le jeu vidéo et atteindre l'inatteignable niveau cinq.
En imbriquant mémoire individuelle et mémoire collective avec l'ambition de conjurer le spectre de l'amnésie générale planant sur la bataille d'Okinawa, Marker montre encore une fois sa capacité à faire un documentaire à part, innovant, ambigu, qui bouleverse à la fois les codes et les consciences. Trente-cinq ans après La Jetée, le réalisateur le plus mystérieux du cinéma français a encore des idées à revendre. Ce Level Five fait avec les moyens du bord, à l'orée d'un nouveau millénaire dont il essaie de prendre le pouls avant l'heure est fascinant – à nous de faire en sorte que le film comme son créateur ne tombent pas non plus dans l'oubli.