Mâles de mer
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Leviathan est un véritable film-monstre, si bien que la nuit au cinéma avait rarement pris cette allure de chaos total et orageux. En embarquant sur un chalutier pour dresser le portrait d’une des plus vieilles entreprises humaines (la pêche), Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor dans Leviathan, témoignent, dans un flot d’images sidérant, de l’affrontement qui engage l’humain, la nature et la machine. Du documentaire sur la pêche, les deux cinéastes font une expérience immersive, d’une rare intensité, où ils préfèrent poétiser et interroger le monde par les seuls ressorts de l’expérimentation audiovisuelle, au lieu de le virtualiser.
Le film étonne par l’intention singulière portée à l’esthétique : tourné avec une dizaine de GoPro et un appareil photo, le film multiplie les angles. Leurs caméras remuent aussi bien sur le pont du bateau – les caméras s’attardent sur les pêcheurs qui effectuent leur travail – qu’à l’intérieur de l’eau où la caméra est prête à plonger d’un instant à l’autre. Ce que le film permet, c’est la représentation de l’humain dans son écosystème. Les cinéastes sont attentifs à ce qui vit autour du bateau. Nous pouvons noter les impressionnants plans de mouettes qui viennent contraster avec ceux des poissons capturés et morts.
Plus le film avance, plus il se dessine, le bateau devient comme le ventre de la nuit. Pris dans l’engrenage de ce navire, le spectateur assiste à l’exposition de la souffrance dans son plus grand dénuement : de l’éventrement des animaux marins aux crachats de sang qu’éjecte le bateau en même temps que les organes non comestibles des poissons, mais aussi la solitude de ces marins rendue comparable à la voracité d’une algue. Le procédé de ces cinéastes consiste à improviser et à trouver une façon de s’impliquer avec les pêcheurs dans une sorte d’« anthropologie partagée », comme le disait Jean Rouch.
Le film repose sur ces petites caméras qui permettent d’être à l’affût de tout débordement et oscillation qui rythme le réel. Ainsi, la dimension primitive du film – la pêche en haute mer – se voit confrontée au mode de captation des deux cinéastes. Et il faut dire que le film prend l’allure d’une architecture ultra contemporaine en constant mouvement, venant épouser avec force la puissance rythmique et symphonique – le calme, la fureur, les caprices des éléments, du jeu prodigieusement enchevêtré et nuancé du son et des lumières – du cœur de l’océan. Ce mode de captation particulier plonge le spectateur dans une immersion chalutière autant qu’il dessine un film vertigineux à l’approche volontairement sensorielle. Jamais un film n’avait réussi à retranscrire avec autant de force, par le biais de son dispositif (gros plans, multiplicité des angles, etc.), les tumultes des eaux, provoquant chez le spectateur des sensations particulières, proches du mal de mer et de l’écœurement. En ce sens, Leviathan ne décrit pas l’acte de voir comme ce qui permet la juste reconnaissance du monde, ou bien encore comme une manière simple de le documenter, mais comme ce qui – de manière intime, profonde, psychique – bouleverse nos sens par les ressorts de la mise en scène. Résultat : les cinéastes font de cette expérience une diatribe avertissant des menaces de la pêche intensive autant qu’il révèle la beauté foudroyante des entrailles de l’océan. Et si le film peut être éprouvant, il n’en enlève pas moins l’imagerie sublime qui s’en dégage.
La beauté de ce Leviathan tient à sa manière de nous désarmer et de nous faire vivre une expérience particulière pour mieux injecter son propos. Le documentaire se révèle pour les deux cinéastes être un terrain de jeu filmique conjuguant la réflexion et l’hallucination, la mélancolie et la conscience dans un fracas épouvantable. Le vertige se trouve sûrement là : dans sa terrifiante beauté.
Créée
le 17 nov. 2021
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