2014 est une année cinématographique riche, où on a pu voir avec bonheur des films tels que Winter Sleep, les 3 sœurs du Yunnan, Sils Maria, ou encore Leçons d’harmonie. Des films puissants, à l’atmosphère marquée, qu’aujourd’hui Léviathan vient rejoindre.
Beaucoup de films et de livres ont été inspirés par la légende du Léviathan, allant du film d’horreur (marin) au film de science-fiction (sous-marin), ou encore au film documentaire océanique. Le film du russe Andreï Zviaguintsev ne s’inscrit pas dans ce registre, comme en témoigne cet extrait de sa note d’intention.

"Quand un homme est aux prises avec sa propre angoisse devant le besoin et l’incertitude, quand les images floues de l’avenir le submergent, qu’il a peur pour les siens, peur de la mort qui rôde, que peut-il faire si ce n’est renoncer à sa liberté et à sa volonté après avoir, de son propre chef, transmis ces trésors à une personne de confiance contre de trompeuses garanties de sécurité, de protection sociale, voire d’une illusoire communauté ?
Le regard que porte Thomas Hobbes sur l’Etat est celui d’un philosophe sur le contrat conclu par l’homme avec le diable : il le voit comme un monstre engendré par l’homme pour éviter la guerre de « tous contre tous » et par l’envie bien compréhensible d’acquérir la sécurité en échange de la liberté, son seul bien authentique."

Andreï Zviaguintsev a reçu pour Leviathan le prix du scenario au Festival de Cannes de cette année. Son scenario s’appuie donc sur le livre de Thomas Hobbes, Leviathan, écrit en 1651, lui-même empruntant son titre au monstre marin du livre de Job. Selon Hobbes, le Léviathan désigne l’état comme un monstre engendré par l’homme pour assurer une certaine forme de sécurité et de paix sociale en échange de sa propre liberté. C’est l’état coercitif vs le non-état, le chaos.

Le film de Zviaguintsev montre les dérives de cet état totalitaire, ce monstre qui s’enorgueillit et s’enivre de sa propre puissance. S’appuyant sur un scenario solidement construit, visiblement bien documenté, le réalisateur nous livre une belle histoire métaphorique mais bien ancrée dans le réel.

Leviathan est aussi et surtout une œuvre d’une qualité formelle époustouflante.
On découvre le film par sa majestueuse affiche, composée d’un squelette entier de baleine échouée sur les rives, et à sa proximité d’un garçonnet vu de dos juché sur un petit rocher. Une affiche belle et intrigante, qui donne d’emblée envie d’en savoir plus.
On retrouvera cette carcasse dans la séquence d’ouverture, ainsi que d’autres magnifiques petits tableaux de la mer de Barents, au Nord de la Russie : les épaves couchées dans la noirceur de la nuit, la furie des vagues qui grondent ou au contraire le silence surnaturel de l’endroit, une très belle séquence enveloppée par la musique sublime de Philip Glass, et que l’on retrouvera en épilogue du film, comme on retrouve le calme après la tempête…

L’histoire est celle d’un garagiste habitant paisiblement dans un petit village au bord de cette mer, qui est menacé d’expulsion par un maire sans scrupule et véreux, sous couvert de construire sur ses terres ancestrales un « centre de Télécommunication ». Kolia (Alexeï Serebriakov, impressionnant dans sa capacité à alterner la fureur et l’intériorisation la plus totale) vit plus ou moins harmonieusement en compagnie de sa belle et jeune femme Lilia (Elena Liadova) et de son fils Roma, un adolescent issu d’un premier mariage, légèrement hostile à sa belle-mère pourtant aimante.
On découvre leur habitation en extérieur nuit, une maison en bois, illuminée par un éclairage doux et chaleureux, une scène qui fait davantage penser à la douceur de vivre scandinave, à la Norvège, avec laquelle la Russie partage cette Mer de Barents.
Kolia fait venir un de ses amis, un avocat au barreau de Moscou, un « juriste qui ne connaît que les faits » comme il répète à l’envi, pour défendre ses droits. Cet homme, c’est Dmitriy, joué par un Vladimir Vdovichenkov qui ne déparerait pas en héros JamesBondien (le « beau Monsieur de Moscou » dit un enfant dans le film). La spoliation programmée de Kolia et de sa famille est la résultante flagrante d’une corruption généralisée, mais Dmitriy a un dossier en béton, obtenu on ne sait comment non plus d’ailleurs, tendant à prouver que le maire, Vadim Cheleviat, abject personnage et pourtant de cheville avec le pope du coin, que Cheleviat a trempé dans quelque opération, possiblement sanglante. Malgré la force de la loi, aussi illégitime qu’elle soit, qui condamne donc Kolia à être dépossédé de tous ses biens, Dmitriy veut faire chanter Cheleviat pour obtenir gain de cause.

La corruption dénoncée étant ce qu’elle est, ils vont perdre face à cet état tout-puissant, ce Léviathan invincible , comme dit le livre de Job : « Essaie de mettre la main sur lui : souviens-toi du combat, et tu n’y reviendras plus ». Zviaguintsev montre dans une mise en scène et un montage impeccables, la descente aux enfers de Kolia qui a voulu se mesurer à la bête. Et la Russie étant ce qu’elle est, c’est à grand renfort d’hectolitres de vodka que Kolia tentera de supporter l’insupportable, que les amis de Kolia essaieront de noyer leur culpabilité ou leur chagrin, que Cheleviat continuera d’avancer sur son chemin pavé de bons droits quasi-divins.

Le film est une assez violente charge contre la déliquescence et la corruption des « pouvoirs » locaux, sous la bienveillance, sinon la complicité de l’Eglise Orthodoxe, détentrice du pouvoir suprême, placée par le peuple et par elle-même au dessus de la mêlée, comme arbitre de cette « guerre de tous contre tous ».
En parallèle, Zviaguintsev fait une déclaration d’amour à son pays. Il aime la Russie, comme cet ami policier de Kolia qu’il affuble d’un tee-shirt estampillé d’un « Russia » aux couleurs du drapeau bleu et rouge.
Il aime ce pays, et comme dans son précédent film Elena, il nous en donne un aperçu, cette fois-ci du côté de la ruralité, sans verser dans le réalisme social. Les personnages ont une vie décente, certes arrosée, très arrosée même, mais décente, ont des enfants, un travail, une maison.

Leviathan est un film essentiel au cinéma. Beau et porteur de sens. Comme une cerise sur le gâteau, il n’est pas exempt d’humour, et l’une des plus belles scènes comiques se passe lors d’une belle journée d’anniversaire de son ami Stepanytch , un autre policier, au bord du lac. Ayant un peu trop vite terminé à la Kalachnikov les cibles qu’ils ont préparées en perspective d’un après-midi de tir, Kolia et ses amis sortent du coffre de la voiture de Stepanytch la botte secrète : des portraits de Staline, de Lénine, de Gorbatchev et d’autres encore, cibles idéales d’un jeu de massacre. Pas encore Eltsine, car « ce n’est pas encore son heure » dit un des personnages. Et certainement pas encore Poutine, qui vient d’ailleurs, malgré la dureté du film à l’égard de son administration, de donner l’aval pour que Leviathan représente la Russie aux Oscars(1) .

(1) : le film d’ Andreï Konchalovsky n’ayant pas pu être terminé à temps, c’est Leviathan qui vient d’être retenu par le comité russe de sélection, auquel participe le cinéaste Nikita Mikhalkov, frère de Konchalovski, et ami de Valdimir Poutine…)
Bea_Dls
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le 2 oct. 2014

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Bea Dls

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