Un flic vétéran, une jeune recrue avec qui il doit faire équipe, un serial killer qui rôde, une ville en pleine déliquescence, des personnages qui expient, qui endurent et se questionnent… Ça ne vous rappelle rien ? 1995, les sept péchés capitaux, Freeman, Pitt, une boîte en carton et un succès interplanétaire. Mais plus question ici de gourmandise ou de luxure, de Suite n°3 de Bach sous les éclairages somptueux de Darius Khondji, mais de mains coupées de femmes retrouvées dans les bas-fonds d’un Hong Kong en noir et blanc délavé. Avec Limbo, Soi Cheang signe un polar crépusculaire à la fois référencé (The chaser et Memories of murder traînent également dans un coin de la tête) et singulier dans sa volonté de jusqu’au-boutisme stylistique imaginant un cloaque urbain proprement infernal.
Volonté dans laquelle beaucoup ont cru déceler une sorte de propos «politique» qui chercherait à évoquer, à représenter les invisibles d’une société néo-libérale en mode benne à ordures, limbes terminales, mais qui passe complètement à la trappe parce qu’inconsistant, et parce que bouffé par cette recherche formelle toute-puissante, et parce qu’inexistant de toute façon (Cheang l’a dit : «I'm not trying to preach any social message»). Et donc une esthétique hyper chiadée, un pseudo laïus social et quelques éclats de violence prompts à impressionner le plus blasé des spectateurs suffisent-ils à faire un grand thriller, éventuellement du grand cinéma ? Assurément non.
Car Limbo, s’il affiche une ambiance visuelle ahurissante (inspirée des souvenirs d’enfance du réalisateur quand, dans les années 80, il arriva à Hong Kong) mariant la démesure architecturale de Blade runner à celle, crasseuse, d’Il est difficile d’être un dieu, a surtout du mal à convaincre côté scénario. Outre le récit rebattu de la traque d’un tueur en série insaisissable (adapté du roman Wisdom tooth de Lei Mi) qui ne sait que rarement se réinventer (certes, les deux flics passent la moitié du film à fouiller dépotoirs et poubelles), celui-ci, et c’est ce qui gêne, non, ce qui frustre, non, ce qui agace le plus, accumule les raccourcis et les incohérences avec une désinvolture que l’on pourra, en décidant de se montrer conciliant, mettre au crédit du film.
Car saura-t-on un jour, et c’est une vraie question là, une cruciale, se remettre du coup de l’empreinte de chaussure parfaitement laissée sur un bout de carton posé en évidence, et trouvé par nos deux flics au milieu d’un monceau de détritus ? Il faut pouvoir ne pas rire devant une telle scène, d’un ridicule et d’une énormité visiblement assumés, et puis devant d’autres aussi qui, à force de facilités narratives, entament sérieusement et notre patience, et la vraisemblance du film. Autre problème : Limbo se gargarise volontiers d’un pathos bêta dans pas mal de situations (qui plus est accompagnées d’une musique empathique et inadéquate, voire ringarde, du genre Lisa Gerrard ou Enigma) et dans cette détermination à faire d’abord (uniquement ?) des personnages des blocs de souffrance, des martyrs bigger than life.
C’est le cas en particulier de Wong To, jeune paumée en quête de rédemption après avoir causé un grave accident de voiture impliquant la femme d’un des deux flics, et dont le film s’acharne à filmer la déchéance au fil de scènes d’humiliation toujours plus crapoteuses jusqu’à en devenir malsaines, racoleuses, et finalement problématiques malgré l’espèce de justification de Cheang («I hope that everyone can see a woman who will not be defeated by these sufferings» : bah non, pas une seconde, juste une femme qui s’en prend plein la gueule face à une caméra qui s’en délecte, et pourquoi n’a-t-on pas cette impression devant le viol interminable d’Irréversible, ou les tortures terrifiantes de Salò ou de Martyrs ? Pourquoi y a-t-il ici comme un hiatus ?). Alors oui, Limbo a tout d’une œuvre plastiquement bluffante qui, plus tard, pourra faire référence, là-dessus on ne chipotera pas, mais dont les travers scénaristiques restent bien trop balaises pour qu’on puisse les négliger, et donc ne pas trouver à y redire.
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