C'est Mario Peixoto, un adolescent brésilien de 21 ans, dont on sait qu'il a traversé des mers entières à la nage, qu'il a survécu des mois dans les forêts les plus immenses, qu'il a souffert plus d'amours et de pertes qu'un vieillard de cent ans, c'est ce jeune homme innocent, ignorant de tout, qui dans les premiers bégaiements du cinéma va saisir la caméra et tourner l'un des films les plus lyriques de l'histoire, le seul à mon sens, avec ceux de Péléchian, qu'on peut appeler poème d'images et de sons.
D'histoire, il n'y en a pas, ou bien aussi ténue et insaisissable que dans Un chien andalou. Des sphères qu'on dira espace-temps différents, se forment dès début du film ; certaines se font écho, d'autres meurent aussitôt qu'elles naissent. Avec elles, des morceaux de musiques ; l'un d'eux semble rebondir à certains lieux précis de la pellicule, les autres sont à eux-seuls une apogée qui comblent chacune des sphères successives du film. Le leitmotiv, c'est la chaloupe qui tangue sur l'eau claire ; sur ses planches une femme seule, un homme seul, et une autre femme, morte ou endormie nous l'ignorons, mais en tous cas amoureuse. Là-dessus, une gymnopédie de Satie, et durant deux heures, encadrant des séquences de deuil, d'errance, de couture, de folie sur les toits des maisons, de folie dans l'écume de la mer, de folie sur les tombes, entre les arbres, sous le ciel, dans les bourrasques, durant deux heures cette chaloupe, cet océan, ces trois humains reviendront, avec ces mêmes mains pendantes, ces mêmes visages tristes, ce même amour désespéré.
Lenteur, ivresse, rêve. Il y a tous ces mots qu'on emploie, la tête penchée au-dessus de la mer, un sourire idiot sur les lèvres. On entend les clapotis de l'eau contre le bois du ponton, et on se dit qu'on pourrait passer l'éternité ainsi. C'est cela que l'on retient de Limite, pour celui qui s'est déjà penché sur l'eau sans raison, on ferme les yeux quand le souffle s'estompe , puis soudain il reprend, et le corps se courbe, puis de nouveau la langueur, le visage détendu. Tour à tour coléreuses et sensuelles, les images se suivent et se fondent les unes dans les autres. Tout semble sorti d'une bouche d'enfant : ses rires, ses cris, son sommeil, toujours la même fascination à la fois attendrie et terrible. C'est un souffle qui va tantôt fermant les paupières jusqu'à ce que les cils se touchent, tantôt les écartant et portant l'attention jusqu'à la panique. Rien ici ne saurait être ennui. C'est soit le vertige sur une mer de tempête, soit le repos sur la calme lagune.
La pellicule de ce chef-d'oeuvre est abîmée à l'extrême. Il semble qu'en certains endroits l'image ait pourri sur ses bords, parfois brûlant tout le champ, mais conservant toujours cette esquisse, cette forme tellement discrète mais que tous les martèlements du temps ne sauraient altérer, car elle est la vie-même, la vie ineffaçable de l'image. Cette vie elle est aussi dans ces ratures formelles tellement touchantes, et qu'on nommerait moins maladresses que traits de génie, cette main qui obstrue l'objectif, cette ombre qui lors d'un tournis vertigineux apparaît furtivement, toutes ces marques d'inattention, ou de provocation de la part du jeune artiste. Ce n'est pas une fiction, pas un documentaire, pas même une expérience que ce film. Il s'agit d'un cri du coeur, et de tout ce que l'acte de crier contient de désordre et de beauté confuse.
C'est grâce à toute une équipe de passionnés et cinéphiles dirigée par Walter Salles et Martin Scorsese, que ce film perdu a pu revoir le jour. Et malgré les plaies du temps, la jeunesse, la modernité et le génie de Peixoto conservent leur puissance intemporelle. Ce cinéaste maudit n'est pas sorti indemne du tournage de ce film, et n'a jamais reprit la caméra. Ce que nous tenons ici, c'est le Rimbaud du cinéma.
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