Introduction :
Le souvenir du téléfilmesque Amistad habite tous les esprits à l’annonce du nouveau projet de Spielberg faisant une fois de plus la part belle à l’histoire de l'esclavage, vu cette fois à travers le prisme de la lutte du seizième président des Etats-Unis Abraham Lincoln pour son abolition en pleine Guerre de Sécession. Cela dit, les craintes d’un Amistad bis s'évanouissent bien vite tant Spielberg semble avoir tiré profit des erreurs du passé au point de les contourner toutes (ou quasiment) pour hisser Lincoln au rang des grandes œuvres de sa longue et prolifique carrière.
Analyse :
Avant Spielberg lui-même, le premier héros de ce faramineux projet est sans conteste son scénariste Tony Kushner, déjà auteur pour le cinéaste du brillant script de Munich. Et il suffit de rappeler ce précédent fait d’arme pour comprendre ce qui a motivé Spielberg à faire appel une seconde fois à Kushner. Sa principale réussite sur Munich avait été sa capacité à s’approprier un fait historique aux enjeux complexes et d’en extraire la substantifique moelle pour en livrer une version dégrossie et raccourcie sans pour autant perdre de vue les enjeux, tout en questionnant leur portée philosophique et historique; le tout en conservant les personnages au centre du récit et en les utilisant comme catalyseurs de l’action et porteurs du propos du film. Du grand art en somme. Performance qu’il réitère avec au moins autant de brio dans Lincoln. Contrairement à ce que désirait Spielberg au départ, l’action est ici réduite à quelques mois, les derniers de la guerre civile et du président Lincoln. L’intrigue se borne en effet à la lutte pour l’adoption du treizième amendement visant à abolir l’esclavage. Décision fut également prise de recentrer tous les enjeux, y compris les causes de la guerre autour de la question de l’esclavage; parti pris controversé dans lequel certains voient une tentative de manipulation de l’Histoire là où il faut davantage y voir un désir de simplification, sacrifiant l’absolue justesse historique au profit d’une cristallisation, certes réductrice mais néanmoins claire, des enjeux autour le la différence fondamentale entre le Nord et le Sud. Les nombreux personnages mènent là encore le bal avec un panel de personnalités d’une grande richesse, comme dans Munich ils sont au centre du récit et lui confèrent toute sa dimension philosophique et historique. De même, à l’image de Munich encore une fois, Kushner prend du recul sur l’histoire qu’il conte et la met en perspective avec l'Amérique du temps présent, élargissant de ce fait sa portée et l’horizon de son propos. En somme, tout ce qu’aurait dû comporter le très léger Civil War d’Alex Garland, mais je m’égare. Comme dans Munich, une des forces du scénario réside dans sa capacité à rendre accessible, compréhensible et captivante cette partie d’échec politique en nous permettant de nous raccrocher à l’humanité et au penchant idéaliste du personnage de Lincoln.
Car s’il y avait bien un personnage à ne pas rater, c’était tout naturellement celui du seizième président des Etats-Unis. Spielberg et Kushner composent ici un personnage complexe alliant la statue du commandeur à l’homme derrière le mythe, l’idéaliste au politicien. A travers ce personnage, le réalisateur de La Liste de Schindler poursuit sa route sur les sentiers du classicisme hollywoodien après le magnifique Cheval de guerre. Ici, on pense autant à John Ford, qui avait lui aussi croqué Lincoln et l’Amérique dans son sublime Vers sa destinée, qu’à Frank Capra et ses protagonistes idéalistes dans le style de Mr. Smith au Sénat. A l'image de Ford en son temps, Spielberg combine à merveille la figure présidentielle hiératique des livres d'Histoire à l'homme derrière le mythe. Le film décrit un Lincoln idéaliste mais néanmoins lucide sur la crise que traverse l'Amérique ainsi que sur les arcanes de son système politique. Le seizième président est donc aussi montré comme un redoutable politicien capable d’emprunter les chemins les plus tortueux pour faire triompher sa vision. Cette mythique figure présidentielle se voit forcée de composer avec la Guerre de Sécession qui fait rage depuis quatre ans ainsi que de la fracture idéologique voire culturelle qu’elle a mis en évidence. Pour ce Lincoln, la faim justifie les moyens, il s’applique donc à tirer partie de la moindre faille politique, législative ou juridique, à faire des compromis, à composer avec les différentes franges du parti Républicain, en achetant des soutiens de démocrates aux abois… Bref, de la politique pur jus. Et c’est dans cette lutte éminemment politique que va percer un dilemme moral des plus déchirant heurtant l’idéalisme du personnage au réel dans toute son humanité. En effet, afin de rallier à lui le républicain conservateur Preston Blair et ses partisans, Lincoln accepte d’envoyer ce dernier à Richmond (capitale des États confédérés) afin de discuter de la fin de la guerre, l’armée sudiste étant au bord de la défaite. De cette entrevue découle le désir d’une délégation confédérée de se rendre à Washington dans le but de proposer au président une paix entre Nord et Sud. Chose n'arrangeant guère Lincoln qui sait mieux que quiconque que le contexte de la guerre est le seul qui permette l’adoption du treizième amendement à la chambre des représentants, avec la promesse qu’une fois le texte adopté, la guerre n’aura plus guère de raison de se poursuivre. La paix doit venir de l’amendement. Par conséquent, le dilemme est énorme : s’il décide d’en finir avec la guerre il fait de facto le deuil de l’abolition de l’esclavage, et s’il prend la lourde décision de faire durer la guerre afin de favoriser l’adoption de l’amendement à la chambre, il condamne potentiellement plusieurs centaines de jeunes américains à la mort sur le champs de bataille (en sachant que son propre fils Robert ainsi que celui de Preston Blair se sont engagés dans les rangs nordistes). Tout ceci participe déjà à faire du Lincoln du film un personnage passionnant, complexe et proche de nous, un vrai grand homme qui, comme tous ceux de cette race, se révèle dans les périodes les plus critiques de l’Histoire; un homme sage, porteur d’un idéal transcendant les plus viles bassesses politiciennes pour le bien de son peuple. Cela dit, Spielberg n’en oublie pas pour autant le père et le mari qu’était également Lincoln. En somme, Spielberg portraiture le seizième président comme le serait en France le général De Gaulle, un personnage plus grand que la vie, un homme providentiel incarnant pleinement les idéaux de son pays. Enfin, il est intéressant de remarquer que malgré ce portrait, certes réaliste mais pour le moins flatteur, le cinéaste ne cède pas à la tentation de lui prêter des pensées, des paroles ou des raisonnements anachroniques. Le Lincoln du film demeure un personnage de son temps, ainsi lorsque l'une de ses dernières apparitions nous apprend qu'il s'oppose au droit de vote pour l'ensemble des noirs, préférant le réserver aux individus les plus instruits, une forme de dissonance s'insinue en nous, nous rappelant que ce personnage admirable demeure un homme du XIXe siècle, illustrant de ce fait que le monde et les mentalités évoluent pas à pas. Lincoln a apporté une pierre de taille à l'édifice américain, il revient à d'autres de poursuivre son ouvrage. C'est la marche de l'Histoire.
Lincoln est de fait un film politique et bavard, faisant la part belle aux tirades en tous genres et à des personnages se débattant dans un contexte politique et historique complexe pour faire triompher leurs visions. De son propre aveu, cela à poussé Spielberg à mettre sa mise en scène, d’ordinaire si chorégraphiée et virtuose, en retrait, pour revenir à un cinéma plus classique; le génie de mise en scène du réalisateur de Rencontre du troisième type est toujours là, mais avec pour fonction principale de mettre en valeur les personnages, leurs interactions, leurs affrontements, leurs joutes verbales, leurs dilemmes moraux… A la différence notable du film The Tragedy of Macbeth, Spielberg calme sa mise en scène afin qu’elle ne soit pas redondante par rapport à ce qu’expriment les personnages, évitant de ce fait la lourdeur indigeste du long-métrage de Joel Coen. Spielberg n’a depuis bien longtemps plus rien à prouver en terme de mise en scène et son intelligence de cinéaste lui permet de savoir quand se mettre en retrait pour le bien de son sujet; il ne cherche pas, en quelque sorte, à entrer en compétition avec celui-ci, à se faire remarquer avec des chorégraphies de caméra ambitieuses, dont il est d’ordinaire friand; il se fait au contraire le serviteur de son sujet, au lieu de le considérer comme une occasion de se mettre en valeur.
En traitant cette période charnière de l’Histoire américaine, Spielberg, à l’image de son maître John Ford, entreprend une réflexion sur le passé de l’Amérique et sur sa manière d'influencer, comme une malédiction, le présent. Le réalisateur soulève en filigrane le paradoxe fondamentale d’une Amérique érigeant la liberté en étendard (et ce depuis le XVIIIe siècle) mais dont la prospérité économique repose en partie sur l’esclavage. Un paradoxe schizophrénique que Lincoln entreprend de démanteler pour permettre au pays de prendre un nouveau départ et d’avancer la tête haute sur le chemin de l'Histoire. L’ambition de Lincoln est de rendre leur liberté aux esclaves et de préserver la communauté en reconstruisant une Amérique forte et unie autour de valeurs et d’idéaux communs; deux thématiques chères au cinéma américain car profondément ancrées dans l’imaginaire national, et dont John Ford s’est fait le champion durant tout sa carrière.
Lincoln apporte aussi un éclairage sur l'évolution du schéma politique américain, apprenant aux profanes de l'Histoire du pays que les démocrates, majoritaires dans les Etats du Sud, s'opposaient à l'abolition tandis que les républicains en étaient les champions; un renversement des rôles nous invitant à relativiser les étiquettes manichéennes traditionnellement accolées à ces deux partis.
Le film sort en 2012, année de la réélection de Barack Obama, premier président afro-américain de l’Histoire des Etats-Unis. Sa première élection en 2008 soulignait certes le chemin parcouru depuis 1865 mais avait en parallèle accentué la fracture entre deux Amériques, rouvrant des plaies que le temps n’avait su cicatriser. De toute évidence, le pays ne s’est jamais remis de la guerre civile, la division demeure, sous-jacente; le vœu de Lincoln ne s’est jamais complètement réalisé, ce qui n’empêche pas Spielberg de le relayer 147 ans plus tard en clôturant son film sur le discours d’investiture de Lincoln suivant sa réélection en novembre 1864, appelant à une paix entre ces deux Amériques.
Le film est un franc succès aux Etats-Unis, contrairement au reste du monde où il demeure obscur et mal compris. Long film politique et bavard prenant place à une époque et décrivant un système politique largement étrangers au spectateur non américain, il ne semble guère étonnant que Lincoln ait à ce point perdu son public à sa sortie, car à l’évidence, le trentième long-métrage de Steven Spielberg s’adresse avant tout au public américain. Le cinéaste use d’une imagerie d'Épinal ancrée dans l’imaginaire américain et difficilement perceptible et signifiante pour le reste du monde; l’exemple le plus flagrant étant la première apparition du seizième président : la séquence met en scène Lincoln assis sur une chaise surélevée par une estrade, écoutant avec attention et bienveillance le récit d'un soldat noir. Si pour le spectateur non américain cette première apparition en vaut bien une autre, elle fait à l’inverse totalement sens dans l’esprit du public américain habitué à l’image de la statue monumentale du Lincoln Memorial devant laquelle nombre de héros du cinéma hollywoodien viennent se recueillir (on pense encore une fois à Jefferson Smith dans Mr. Smith au Sénat ou encore à Jim Garrison dans le JFK d’Oliver Stone). Tout ceci participe malheureusement à rendre le film opaque pour beaucoup d’entre nous.
Conclusion :
Trop souvent considéré comme un des films les moins aboutis de Spielberg, point culminant d’une période de sa filmographie qui désappointe même ses inconditionnels les plus fervents, et qui témoigne d’un désir de retour à un certain cinéma classique américain, Lincoln s’impose au contraire comme une œuvre majeure de son auteur, à une époque où il atteint une pleine maîtrise de son art. Avec Lincoln, Spielberg exorcise le douloureux souvenir d'Amistad et autopsie l’Amérique à travers le prisme du plus grand de tous ses mythes. Servi par la magnifique lumière de son compère Janusz Kaminski, des dialogues au cordeau et un casting cinq étoiles mené par un immense Daniel Day-Lewis et un Tommy Lee Jones des grands jours, Lincoln est sans nul doute à considérer comme une pièce maîtresse de la carrière de Spielberg, au même titre que Munich ou La Liste de Schindler.