Adaptation du roman de Thomas Hardy publié en 1874, Loin de la foule déchaînée est le portrait de la jeune héritière Bathsheba Everdeene (Carey Mulligan) qui reprend une ferme dans la campagne anglaise à la mort de son oncle. En 1870 et en pleine époque victorienne, il est difficile pour une femme d'assumer autant de travail, surtout pour une travailleuse comme elle dont l'indépendance suscite l'admiration chez les hommes qu'elle côtoie. Très vite, elle se retrouve courtisée par trois hommes tous très différents. Le berger Gabriel Oak (Matthias Schoenaerts), le richissime William Boldwood (Michael Sheen) et le très séducteur Sergent Troy (Tom Sturridge). Elle qui voit le mariage comme une prison, aura beaucoup de mal à résister à la tentation d'un changement de vie radical qui ne lui ressemble pas...
Thomas Vinterberg (La Chasse, Festen) ouvre son film - et le termine sur une superbe musique, qui s'inspire très largement (/étrangement) de celle du film Le Village, signée Craig Armstrong. Un petit côté James Newton Edward qui ne me déplaît en rien puisque c'est sûrement ma bande-originale préférée. De ces premières minutes d'une beauté incandescente naît une atmosphère esthétique très doucereuse et léchée qui subsistera tout le film, comme une odeur sucrée qui reste et que l'on chérit. La photographie comme une peinture animée est au service de décors grandioses, que les scènes se déroulent en pleine nature ou lors des travaux à la ferme. C'est une ode à la contemplation, où chaque plan d'ensemble devient un sentiment à ressentir, à respirer. Loin d'être un film contemplatif cependant, Loin de la foule déchaînée est porté par un quatuor d'acteurs émouvant qui donne à chaque fibre esthétique une humanité parfois plaisante, souvent déchirante. Il y a dans cette adaptation passionnée les rivalités amoureuses d'époque de Jane Austen et les terribles espoirs langoureux qui changent le cours des choses de Edith Wharton. Il y a ce portrait de Femme, aussi, et ce portrait de femme comme les autres, cette émancipation intemporelle qui traverse les âges et les genres et redonne de la noblesse aux erreurs et aux choix déchus. Tout le monde a une seconde chance, tout le monde prend les mauvaises décisions.
Loin de la foule déchaînée est la plus belle métaphore qui puisse être pour signifier tout ce que l'on ne voit pas lorsque l'on vit des situations qui nous bouleversent. Ces petits riens dissimulés par ceux que l'on aime, cette reconnaissance qui trop souvent ne fait qu'effleurer notre sensibilité. On ne se rend pas forcément compte des efforts des uns, des renoncements des autres, car loin des sons distrayants de ce que l'on peut observer se cachent les plus belles déclarations de l'autre. Loin de la foule déchaînée se terrent l'amour du berger pour l'héritière, véritable ange gardien que le monde ignore dans sa pleine modestie, l'obsession de cet homme riche à qui il manque l'amour, qui va jusqu'à demander de l'aide à son plus grand rival pour conquérir sa belle, comble de l'humiliation. Loin de la foule déchaînée ce sergent qui, derrière ce masque immonde d'insensible étalon se cache un passé tellement douloureux qu'il ne représente plus que son unique raison de vivre. Loin de la foule déchaînée cet amour qui ne pourra que vivre après tant de supplices, et celui qui ne pourra que mourir, emprisonné physiquement et symboliquement. Thomas Vinterberg s'applique à décrire avec justesse, grandeur et romantisme les affres de ces choix contradictoires, de ces passions immuables, de ce que l'on donne et ce que l'on garde pour soi. Entremêlées de moments de douceur exquis, les scènes de "foule" sont harassantes pour le spectateur car nos héros ne sont jamais plus touchants que lorsqu'ils sont livrés à eux-mêmes, en face à face ou seuls face à leurs propres démons. C'est un chant lyrique à l'invisible, à l'indécelable amour véritable, celui qui blesse autant qu'il fait grandir. Celui qui nous fait vivre.
L'aspect grandiose du film, orné de couleurs romanesques comme une fresque où le tumulte des passions explose de toutes parts, est aussi le fruit d'une direction d'acteurs particulièrement bien sentie. Carey Mulligan crève l'écran, avec sa chevelure toujours bien soignée et sa prestance délicate mais imposante. Son phrasé n'est pas surjoué, et servie par des dialogues certes parfois sirupeux mais propres au caractère complexe et contradictoire du personnage, elle est pleinement investie et rayonne. Matthias Schoenaerts en grand gaillard pas épargné par la vie et tout aussi peu bavard qu'à l'accoutumé est le reflet parfait d'un ami de l'ombre qu'on aimerait tous avoir. Celui qui nous aime tellement naturellement que l'on ne se rend compte de toute son admiration que lorsque l'on s'apprête à le perdre. Il est bluffant et dans la lignée de ce qu'il propose comme son rôle assourdissant et très touchant dans Suite Française. Tom Sturridge et Michael Sheen ont un rôle important et, sans tirer leur épingle du jeu, livrent une prestation honnête. Michael Sheen a un personnage très intéressant car très désespéré au fond de lui mais sincère, aimant et hargneux, ce qui est une aubaine pour un acteur puisqu'il est difficile de ne pas apprécier ce personnage qui provoque une certaine peine et beaucoup de compassion.
Loin de la foule déchaînée saisit ce qui fait le propre de l'homme et montre le décalage entre l'idéal et le réel, entre nos principes et nos actes, entre la bienveillance d'un regard amoureux et la chaleur d'une main éprise d'un désir ardent. Ce film tente l'impossible, mettre un grand coup de pieds dans toute la complexité de nos sentiments épars et voir ce qui en ressort. C'est d'une finesse à certains moments qui force l'admiration. Certes, on abuse parfois de certaines facilités scénaristiques et d'un côté "mielleux", mais c'est d'une telle pertinence que ces quelques réticences sont très vite dépassées. J'aime ces œuvres qui mettent en perspective un discours, une pensée, une évidence. Thomas Vinterberg fait partie, pour moi, de ces êtres à part qui, grâce à leur sensibilité exacerbée, mettent en lumière le caractère unique et précieux de chacun et nous poussent à faire attention aux micro-détails de l'existence, ce sont souvent paradoxalement les plus importants. De plus en plus conquis par cet homme qui tente à chaque fois de déchiffrer l'humain avec un talent monstre d’imprésario. J'ai repensé à Virginia Woolf, à William Faulkner, à ces génies de l'insaisissable, et je me suis senti heureux.