Dans une vallée reculée de l'Algérie, près du désert, une petite école est dressée, là, résistant au vide qui se fait autour d'elle. A l'intérieur Daru (Viggo Mortensen), instituteur, fait la classe, en français. Il tente de retrouver, avec ses élèves, la date à laquelle on fait commencer communément l'Histoire. Quelques mains hésitantes se lèvent, et après une mauvaise réponse, l'un d'entre eux trouve : c'est l'écriture, sa découverte qui marque la naissance de l'Histoire, notre histoire, nos histoires. En bref, la naissance de la civilisation. C'est que cet instituteur, aussi étranger qu'algérien, sorte de citoyen du monde jamais à sa place nulle part, ne fait qu'apprendre à écrire à des enfants alors que les adultes tentent de prendre leur indépendance. Son enseignement est-il une résistance ou une colonisation ? Que dit-il vraiment à ces enfants ? On n'aura pas le temps de le savoir puisque des hommes armés débarquent dans l'école, non pas pour blesser Daru, mais pour le prévenir : la guerre est là, tout près. Plus tard, la paisible vie de l'instituteur se trouve bouleversée quand on lui confie Mohamed (Reda Kateb), un prisonnier qu'il se refuse à conduire "vers la mort". Ce prisonnier-là a pourtant tué son cousin et devra le payer par la loi du sang. Cette loi que Daru ne cessera de remettre en question, et qui dit, en substance : "tu as tué l'un des miens, demain l'un des tiens mourra de mes mains" et ainsi de suite jusqu'à ce que tous soient morts. Le cycle sans fin est alors brisé. Si Daru refuse d'abord de conduire Mohamed, la mort d'une bête, qui s’effondre doucement, finira de le convaincre d'avancer, tout simplement. Chacun d'abord se méfie, se replie sur lui-même, prie pour rester en vie. Deux religions, deux identités, une seule maison et une marche commune. Dans une mise en scène sobre mais efficace d'abord, David Oelhoffen met ces deux hommes sur un même pied d'égalité. Daru offre à Mohamed son nécessaire, et veut le laisser fuir. Pourtant, Mohamed se résigne, sans courage, simplement, il accepte de mourir pour briser la loi. C'est presque un western avec son désert, son prisonnier, sa quête, sa colonisation. Voilà qu'il faut désobéir à la loi. Le réalisateur filme une violence sourde, jamais obscène,qui se retourne contre toute une civilisation à travers deux personnages : un pacifiste et un homme déchu.

« Deux hommes proches de la mort trouvent le chemin de la lumière »

La marche des deux hommes est une résistance sourde car elle n'est jamais violente par choix, car ni Daru, ni Mohamed ne souhaitent se confronter, ils veulent simplement ne pas choisir un camp, ne pas décider, mettre fin. Le film, au-delà des choix politiques, est une rencontre, un long échange de regards. Viggo Mortensen comme Reda Kateb offrent toute la force et la pudeur nécessaire à ces deux personnages. Bien sûr, l'instituteur ne choisit pas, ne décide pas. Il résiste par l'école alors même que c'est trop tard, comme lui fait comprendre un autre personnage : "il ne s'agit plus d'apprendre à écrire, on vous fout dehors". Après un premier film (Nos retrouvailles) sur la paternité, David Oelhoffen nous sert un film sur la fraternité. Son titre "Loin des hommes", parle de destin, de fuite : partir, quitter le sentier tout tracé, fuir la barbarie, en cela il est le chemin qui mène loin de la civilisation mais c'est aussi un film profondément humain. Peu bavard, il guette tout se qui afflut sur le visage de Daru et de Mohamed : la peur, un sourire, mais aussi un regard de connivence pudique à la sortie d'un bordel. Si le grand héros avec un cœur "gros comme ça", c'est lui, Daru, qu'on suit dans le bordel où il part retrouver la paix charnelle, la force du film est de donner toute sa place à Mohamed. Une force qui le distingue magnifiquement de la nouvelle de Camus qu'il adapte L'hôte. Là, les deux hommes ont autant d'importance, quand Daru donne, quand Daru tue, quand Daru apprend, c'est pour et avec Mohamed. Il aurait pu être avec lui comme avec ses élèves, mais ce mutisme doux qui habite Mohamed, sa détermination vers la mort, déstabilise le dogmatisme de Daru. Même quand il exhorte Mohamed à vivre, ce dernier le renvoie à son impuissance. La liberté que veut transmettre Daru ne s'acquiert pas aussi facilement que dans les livres et c'est cela que montre David Oelhoffen, ce long chemin vers la lumière, sans rédemption. Tous deux le savent, la route est sans retour possible.

Et à la fin, la petite école est toujours là, plantée sur sa colline. Entre ces deux images d'école paisible, le film nous a maintenu dans une forme d'inquiétude permanente quand au destin des deux hommes. Le rythme est lent, percé par de grands moments de rupture qui confrontent les deux hommes, et Daru surtout, à leurs croyances. Français, Algériens, leur engagement est là, il est total et ne peut se résoudre que dans la mort de l'autre camp. Ceux d'en face répondent aux ordres, Daru à ses convictions. Pourtant, au milieu, Mohamed veut toujours briser la loi. Qu'est-ce alors que cet engagement politique ? Plusieurs religions se côtoient ici, plusieurs hommes. Mais le film n'est pas plus sur la guerre d'Algérie qu'autre chose. Il prend cette partie de l’histoire comme toile de fond pour confronter des langues (Viggo Mortensen parle arabe et français dans un même souffle), des frères devenus ennemis, des idées. Le film ne décide pas qui a raison, qui a tort, il rend un hommage magnifique à cette rencontre, simple et puissante à la fois de deux hommes, deux grands acteurs qui regardent l'horizon et s'exilent enfin, loin des hommes, pour briser nos mythes fondateurs. Vivre, voilà simplement ce que décide Daru, même exilé, même meurtri. Et la lumière, comme la musique, (magnifiquement composée par Warren Ellis et Nick Cave, soient les compositeurs des films suivants : L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford de Andrew Dominik et The Proposition de John Hillcoat) du film, le lui rendent bien. Mais le roi doit quitter son royaume.
eloch

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