Un temps spécialiste de Goya bien malgré moi, je suis revenue à une posture plus critique sur son œuvre qu'au moment où je l'épluchais méthodiquement pour engranger des connaissances académiques. La connaître n'est pas forcément l'aimer, contrairement à ce qui se passe avec beaucoup d'autres œuvres. En général, plus on s'approche, plus on s'attache, mais la production variée et déroutante de l'aragonais n'a pas provoqué chez moi cet attachement un peu involontaire qu'on ressent pour ce qu'on fréquente assidûment. Je comptais un peu sur Jean-Claude Carrière pour élucider ce mystère. En sa compagnie, on ressent l'affection qu'il éprouve pour le vieux peintre sourd et peut-être fou qui a documenté tant d'aspects de son époque. Et on caresse un peu du mystère de l'âme espagnole, à la fois chaleureuse et cruelle, fière, indomptée, et soumise à ses passions. On se régale évidemment à écouter le vieil homme chanter l'Espagne éternelle, et confesser sa fascination pour les œuvres de Goya, toutes les œuvres, même celles qui lui restent hermétiques. En cela, il est plus joueur et ouvert que moi, qui n'aime pas particulièrement rester à la porte d'un univers artistique. Lui semble perméable à la poésie parfois lugubre des tableaux dont il nous livre son interprétation. Ou même de ceux qui lui résistent, tel ce petit chien noyé dans les sables. Pour ma part, je suis souvent freinée par la touche grossière à dessein de Goya, même si je lui reconnais une redoutable efficacité à certains moments. Et même quand son pinceau se fait plus précis, en début de carrière, pour plaire à ses commanditaires, je trouve toujours à redire devant les visages de porcelaine de ses personnages, tous un peu semblables, lissés par un geste trop contraint. Bref, jamais contente, quoi. C'est précisément pour ça que j'ai apprécié ce documentaire plutôt humble, qui s'efface devant la pensée du poète/philosophe/écrivain/scénariste Carrière, et sait donner accès aux abîmes du peintre aragonais à travers la fréquentation agréable de son admirateur français. Et puis Carrière avait un talent pour la conversation qui le rend toujours passionnant. Il savait mettre en scène son cheminement intellectuel et on le suit avec un plaisir qui ne se dément jamais, parce qu'il fait à merveille le lien entre ce qui l'entoure et son écho en lui. Ce bagage culturel immense tisse des liens stimulants qu'on ne demande qu'à suivre. Quitte à se retrouver au milieu des désastres de la Guerre d'Indépendance, tant pis. Des mystères du sombre Goya surgit une tendresse nourrie de décennies de complicité avec l'Espagne qui rendent son œuvre plus accessible, voire plus aimable. Je ne m'y trompe pas, c'est le fait du caractère du regretté Jean-Claude Carrière plus que de la patte du peintre...