Le premier film de Jordana Spiro s’ouvre sur une hésitation : dans la nuit d’une chambre, le bruit des voitures qui remontent en trombe la rue, l’approche du moteur, son éloignement, ressemblerait, énonce une voix off, féminine, au bruit de la mer, au déferlement des vagues, suivi du ressac. Hésitation métaphorique, éminemment poétique, qui aurait circulé au sein d’une parole féminine, puisque ce rapprochement est lui-même prêté à une autre femme, évoquée avec nostalgie par la voix off. Un superbe travail sur le son recueille la similitude des bruits évoqués, joue avec eux, les entremêle, comme le fait l’eau avec tout ce dont elle s’empare. L’écran ose un noir intermittent : l’obscurité de la chambre n’est trouée que sporadiquement par la lueur des phares. Magistrale scène inaugurale, entre veille et rêve, exploitant d’entrée de jeu les possibilités cinématographiques.
Les plans suivants dévoilent le visage de la voix off, à travers la figure de l’héroïne, Angel Lamere (Dominique Fishback), sur le point de bénéficier d’une libération conditionnelle. Visage fermé, ingrat, amer (tous les jeux vont être permis avec son patronyme), replié sur son unique but, inavouable... Image de la détermination dans ce qu’elle a de plus inflexible et de plus délétère. Le film est le récit de ce « long chemin » qui sera nécessaire à l’héroïne pour renouer avec l’hésitation initiale, laisser le doute s’instiller en soi, retrouver un peu de la douceur de cette première scène, suspendre le jugement, et permettre ainsi que s’apaise la colère qui ne connaissait qu’une voie et menaçait de tout renverser sur son passage.
Angel sera secondée dans ce long cheminement vers elle-même par une auxiliaire imprévue et inespérée, en la personne de sa petite sœur, Abby (Tatum Marilyne Hall). Une petite sœur suffisamment plus jeune qu’elle pour qu’Angel la fasse ponctuellement passer pour sa propre fille, contrepoint générationnel à la mère violemment perdue qu’elle ne cesse de pleurer et en souvenir de laquelle elle serait prête à perpétuer la violence qui, pourtant, l’a emportée. Fidélité à « la mère » qui s’inscrit phonétiquement jusque dans le patronyme que portent les deux sœurs.
Et c’est précisément lors d’une scène au bord puis dans « la mer », dans cette eau à la fois amniotique, purificatrice et régénératrice, que le scénario va basculer et que la grande sœur va redécouvrir une possibilité d’enfance, de jeu, d’innocence, et finalement de proximité avec sa petite sœur.
La caméra de Jordana Spiro, fixée au plus près sur le visage de ses actrices, excelle à rendre visible, presque lisible, l’intériorité de ses personnages, les tourments et les débats qui les animent, que ce soit dans la phase des noirs projets qui les soustraient au monde en les happant dans un tunnel monomane, ou lorsque cette détermination vacille, pour avoir pris le risque de s’ouvrir et d’avoir accepté dans le champ de la conscience d’autres liens fondamentaux.
Le filmage est à l’opposé, ici, avec Hatuey Viveros Lavielle à l’image, en directeur de la photographie recueillant la vision hyper subjective, presque mentale, des personnages, là où le film d’Arnaud des Pallières, « Michael Kohlhaas » (2013), https://www.senscritique.com/film/Michael_Kohlhaas/8472003 , affichait une forme d’aridité brute. Les deux œuvres se rejoignent toutefois dans une dénonciation de la vengeance comme impasse, engendrant finalement des effets de destruction en cascade. La scène miraculeuse, dans laquelle Angel, à côté de sa petite sœur endormie dans le car, permet au spectateur de lire sur la surface de son visage les effets de cette prise de conscience, est proprement époustouflante en ce qui concerne le jeu et la direction d’acteur.
Le titre original, « Night comes on » (« La nuit vient »), qui reprend le titre d’une chanson de Léonard Cohen, est plus mystérieux que le titre adopté en France, d’autant que l’héroïne chemine plus vers la lumière que vers l’ombre ; sauf à voir la nuit comme porteuse d’apaisement, permettant de retrouver la douceur et l’hésitation du rêve. Il n’en demeure pas moins que ce « Long way home » s’impose d’ores et déjà comme l’une des pépites de l’année 2019.