La Isla de la Fantasia, petite île submersible sur l’Amazone, à l’intersection entre la Colombie et le Pérou, et jouxtant le Brésil. C’est là que des Colombiens, fuyant la violence des Farc, viennent chercher refuge, en traversant le fleuve. D’une histoire de violence et de mort, inspirée par le réel, la réalisatrice brésilienne Beatriz Seigner fait une œuvre de douceur et de rêve, très nocturne, essentiellement bercée par les bruits de l’eau : pluie, enfoncement des rames dans le fleuve Amazone... Un peu comme si la violence devait se voir désamorcée dès la représentation de ses suites et conséquences.
La violence est pourtant bien présente d’emblée, mais laissée dans l’ombre du passé et de la nuit, puisque la scène liminaire nous embarque sur un frêle esquif allongé, glissant dans l’obscurité et se voyant accueilli comme un miraculé sur l’île par de mystérieux hôtes. Sur un rythme hypnotique, scandé par un espagnol mélodieux, à la fois articulé et fluide, et par tous les bruits invasifs et répétitifs de l’île (chants d’oiseaux tropicaux, bruissements végétaux, eau sous toutes ses formes...), Beatriz Seigner nous fait assister à l’installation, sur l’île, de cette petite famille débarquée de la pirogue. Petite, puisque ne comportant plus qu’une mère et ses deux enfants, le père ayant disparu dans les affrontements qui se sont joués en terre colombienne.
Mais ce décompte des vivants et des morts omet la magie amazonienne, une magie qui trace des frontières moins cartésiennes entre les deux règnes et va même jusqu’à les effacer toutes. A travers deux scènes de réunions villageoises, la réalisatrice et scénariste, se faisant ethnographe, campe sa caméra et recueille une parole qui circule librement : la première réunion assemble les vivants, qui délibèrent quant à l’opportunité de consentir à vendre leur île à un grand groupe de promoteurs immobiliers souhaitant y installer un complexe hôtelier. Le seconde assemble les vivants et les morts, et les acteurs incarnant des défunts vont dialoguer avec les vivants dans une réelle tentative de fonder une vie commune apaisée, qui puisse rapprocher familles de victimes et familles de bourreaux.
Conseillée par Marcela Gomez, la directrice artistique, B. Seigner a simplement eu l’idée d’utiliser le goût des Amazoniens pour les couleurs fluorescentes et d’en revêtir de façon de plus en plus visible les morts, comme un discret signal de leur existence autre. Dans les ultimes scènes, nocturnes, ces couleurs, devenues peintures, ornent de dessins lumineux les visages des « disparus » qui n’en deviennent que plus résolument visibles, dévoilant même la nature véritable de certains protagonistes et l’esprit d’indépendance plus ou moins prononcé des différents fantômes, à travers leur présence plus ou moins constante auprès de leurs proches...
On songe au twist final du film d’Alejandro Amenábar, « Les Autres » (2001) https://www.senscritique.com/film/Les_Autres/489924, mais on préfère de loin, à une volonté de créer de la terreur, ce réalisme magique qui, en des images somptueuses s’inscrivant superbement dans la continuité de toute la littérature latino-américaine, donne à voir de façon si apaisée et si esthétique ce qui correspond tout simplement à une réalité psychique dans bien des contrées, et pas nécessairement aussi exotiques. Un film fascinant, où se brouille ainsi également l’opposition entre le lointain et le très proche, voire le très intime.