Moi & Moi : Traumatisme, Culpabilité et Prison Cyclique

Lost Highway est un film d’une complexité infinie, comme la boucle dans laquelle son personnage principal : Fred (Bill Pullman), s’est enfermé. C’est un saut dans le vide, un vide noir et abyssal composé par les pensées de son réalisateur, David Lynch. On y retrouve la plupart (voir la totalité) de ses questionnements, figures symboliques et métaphoriques. Lost Highway est un large questionnement concernant les doctrines psychiatriques de Carl Jung, et plus spécifiquement sur le rôle du traumatisme dans le refoulement ainsi que l’apport et la structure des états inconscients dans le monde conscient. Il est évident que le film aborde presque fondamentalement l’ésotérisme et le crime organisé qui régissent Hollwood, mais concentrons-nous sur la question de rendez-vous, de rencontres et de prison mental qui définissent plus profondément la lecture et compréhension du premier film de la trilogie d’Hollywood de David Lynch (avec Mulholland Drive et Inland Empire).
Afin de comprendre la nature des rencontres et rendez-vous mis en scène dans Lost Highway, il est nécessaire d’accepter qu’il n’y a qu’un seul personnage, Fred, mais trois personnalités : Fred, Pete (Balthazar Getty) et le diable (Robert Blake) (qui est parfois appelé l’homme-mystère dans certaines versions françaises du film). En gardant ce constat à l’esprit, les conséquences sur le récit et la première lecture du film à travers les rendez-vous tombent sous le sens. Le film n’est pas un récit linéaire, par cela, les rencontres qui façonnent Lost Highway ne sont pas ordonnées.
Les trois personnalités qui orbitent autour et à l’intérieur de Fred sont piégés dans une prison mentale créée de toute pièce par Fred à la suite de son traumatisme : celui de la culpabilité d’avoir tué sa femme, Renée (Patricia Arquette). Par définition, les prisons enferment les personnes qui sont à l’intérieur. Voilà pourquoi la forme du récit est cyclique, et est supportée en totalité par les rencontres des/du personnage(s) avec ses autres personnalité.
La première image, celle du générique, est l’image titre : une route perdue dans la nuit. Cette route est le symbole non-équivoque du flux de conscience dont Fred Madison fait l’expérience. Le film démarre par cette image comme pour signifier que le traumatisme et la culpabilité d’avoir tué sa femme jaillissent et se manifestent dans cette prison mentale et onirique. Son voyage vers la folie et son subconscient commence alors, en traversant ce flux, cette route. On peut imaginer que par cette image, Fred est dans sa voiture, une sorte de machine à remonter le temps qui déclenche un paradoxe temporel en décuplant les personnalités de Fred alors qu’il voyage dans différentes versions de son passé : le meurtre de Renée, un passage de sa jeunesse où il était libre, ce que représente le personnage de Pete comme on le fera plus loin dans cette étude. Que cette interprétation d’un voyage dans le temps soit fondée ou non, il est clair que Fred entreprend un voyage punitif sans fin en raison des meurtres qu’il a commis et qui l’ont conduit à un état dissociatif séparant sa conscience en deux, Fred et Pete, et de développer un état autoscopique dans le même temps, quand l’homme-mystère apparaît, représentation du diable mais aussi de la part malsaine de Fred qui prendra possession de Pete durant le film.
Suivant la remontée (ou la descente) du flux de conscience de Fred sur cette route abandonnée, Fred allume une cigarette dans son appartement. Comme on peut le voir dans la plupart des films de David Lynch, ce n’est pas une action hasardeuse. L’utilisation de la cigarette allumée est un leitmotiv thématique qui traverse les films de Lynch comme Mulholland Drive, Sailor et Lula ou Twin Peaks (film et/ou série).
La fumée qui s’échappe est grandie est une métaphore de la présence subconsciente d’une entité spirituelle, le plus souvent malfaisante dans la scène qui va suivre. Dans Twin Peaks : Fire Walk With Me, la flamme fonctionne comme une sorte de résurrection de l’esprit de Laura Palmer qui va habiter la totalité du film, mais aussi de la présence continuelle de l’entité malfaisante qui traque Laura, Bob. Néanmoins, dans Lost Highway, ce n’est pas le personnage de Fred, dans une prison subconsciente comme Laura Palmer qui revient à la vie, mais Renée, la femme de Fred, qui se dédouble également en Alice. Un autre point de rencontre et d’ancrage dans cette prison subconsciente apparaît alors, Fred/Pete/Diable et Renée/Alice.
Ce n’est plus seulement les rendez-vous entre Fred et Renée qui définissent le cœur profond du film, mais les rencontres entre ces cinq personnages, piégés dans deux « corps ». Fred, lui, ne se permet aucun retour à la vie, s’infligeant la torture de sa culpabilité dans une prison cyclique façonnée par sa propre psyché. On note d’ailleurs que durant cette « première » scène, l’interprétation selon laquelle Fred s’est piégé dans son propre temps cyclique est complètement justifié, quand il entend à son interphone « Dick Laurent est mort. ». La fin du film révèle que le personnage disant cette phrase est Fred lui-même, complétant cette boucle, et par définition, une boucle est un temps fermé, comme une prison. On peut voir cette première rencontre entre Fred et Fred comme les barreaux de la prison qu’il s’est lui-même créé.
Un peu plus tard dans le film, Fred grandit en jalousie envers Renée, et est certain qu’elle le trompe. Fred arrive alors à l’hôtel Lost Highway. L’analyse psychique jungienne se manifeste à nouveau. En effet, en termes jungiens, la maison (dans sa définition large) est une construction représentative de la conscience. Il est très intéressant alors de voir Fred entrer dans sa « maison ». Car Fred entre littéralement dans son esprit et laisse jaillir en conséquence son traumatisme, sa culpabilité et son état dissociatif. L’homme-mystère, qui est considéré dans cette interprétation comme le diable, rencontre enfin Fred, et forme un nouveau point d’ancrage afin de comprendre et délimiter la toute-puissance de la prison dans laquelle Fred s’est plongé. Les plans de Fred s’engouffrant de plus en plus profondément dans les méandres de son appartement jusqu’à sa chambre semblent alors totalement clair en considérant que la « maison » est la représentation architecturale de la conscience. Continuer d’aller de plus en plus en profondeur dans sa maison lui permet d’atteindre et de libérer le refoulement qu’il a fait de ses meurtres.
Une image qui n’est pas récurrente chez Lynch mais qui est utilisée avec brio et grande maîtrise est l’utilisation du miroir. Dans la même scène, Fred qui continuait de progresser dans le couloir de son appartement, et par extension de sa conscience, s’aperçoit dans un miroir. Le miroir est utilisé comme à son habitude comme la figure du dédoublement. Nous est donc donné un nouveau point d’ancrage. Fred et Fred se rencontrent face à face, dans le miroir. Nous est donné la raison pour laquelle l’homme-mystère est Fred, qui prend possession de Fred, l’amenant à diviser sa conscience en deux (même trois). Cette personnalité possédée de Fred (comme Cooper dans la saison 3 de Twin Peaks), émerge des ténèbres et tue Renée.
Puis plus tard dans le film, à travers la figure de Faust et du pacte avec le diable, la personnalité de Pete apparaît. Jean-Luc Lacuve en parle très bien dans son article pour le ciné-club de Caen. Cette scène décrit toute la folie qui s’est emparée de Fred, mais aussi est la seule qui englobe les trois personnalités de Fred, causées par l’état dissociatif de ce-dernier.
Fred, enfermé pour le meurtre de sa femme, veut s’échapper et voit le diable (Fred lui-même), comme échappatoire de sa prison cyclique, qui est ici une prison littérale. Fred conclue alors un pacte avec le diable afin de sortir de sa prison. Mais le diable était roi de la manipulation, cela a pour seule conséquence de créer une troisième personnalité dans l’état dissociatif de Fred, Pete, qui jaillit dans un flot d’images où il se trouve perdu dans le désert. Pete représente surtout la vie que Fred aimerait avoir : la jeunesse, l’adultère, la liberté.
Par conséquent, Pete se retrouve enfermé dans la prison où Fred était piégé, montrant que Fred a pris possession de Pete, alors que Fred lui-même est possédé par le diable (qui est Fred lui-même également). Cette scène montre la complexité du traumatisme et de la conscience coupable de Fred mais est surtout le point névralgique du film où tous les éléments de la prison, de la personnalité dissociative de Fred et des possessions à successions sont mise en place avec maestria par David Lynch. Ce sont les deux bandes du ruban de Moebius qui se rejoignent. C’est donc la rencontre la plus importante du film, celle entre les trois personnalités du personnage et son environnement cathartique et carcéral. Encore plus important que le début/fin du film.
Ensuite apparaît Alice, qui « joue le rôle » de la petite amie de Mr. Eddie. Elle est également jouée par Patricia Arquette et présente le thème du double, du décuplement et de la dimension dissociative du film. A nouveau, un point d’ancrage afin de comprendre les dynamiques en jeu entre les personnages ainsi qu’entre leurs propres personnalités dissociatives.
Nous apprenons quelques temps après que Pete ne se souvient pas de qui lui est arrivé et comment il s’est perdu dans le désert. Et nous parvient le seul moment de clairvoyance d’un personnage concernant la situation méta-filmique dans laquelle il se trouve. Pete commence à avoir l’impression qu’une autre conscience a pris possession de lui et est responsable des meurtres. Par conséquent, la dernière partie du film, dans le désert près de la cabane de l’homme-mystère, reprend le point de vue de la personnalité possédant Pete, celle de Fred. Il reprend le contrôle physique et se débarrasse alors de Pete, n’ayant plus besoin de lui, ayant (faussement) réussit à s’échapper de sa prison.
Grâce à cette scène, qui est à nouveau un point d’ancrage et de rencontre entre deux des personnages les plus importants du film, nous comprenons l’origine de Pete et des raisons de sa possession. L’interprétation la plus probable est que Pete était une âme perdu dans le désert, blessé et innocent (ce qui explique la facilité de Fred à prendre possession de son corps) dont a pris possession Fred par le biais du diable (Fred lui-même) afin de s’échapper de la prison dans laquelle il était enfermé. Mais il est également évident que Pete représente aussi la version innocente et en soi « bonne » de Fred, ou en tout cas la personnalité dissociative de Fred qui se place en tant que victime de son traumatisme et de son refoulement.
Enfin, après que la boucle se rejoint au moment où Fred dit dans l’intercom « Dick Laurent est mort. » et s’adresse à lui-même, les points d’ancrages se complètent et permettent la compréhension totale du récit diégétique, filmique et méta-filmique. Une dernière rencontre entre Fred et Fred, laissant planer une nouvelle clé de lecture, une des plus claire, celle de la dissociation complète entre Fred, inconscient de son traumatisme encore refoulé, et Fred, conscient du traumatisme, possédé par la part la plus sombre de lui-même, et meurtrier qui essaie d’échapper à la police.
Même l’interprétation d’un voyage dans le temps qui est amorcé par la première scène sur la route abandonnée est complétée ici, à travers ce paradoxe mentale d’une double personne, consciente de choses horribles qui se sont passées dans son passé, et inconsciente de choses horribles qui vont se passer dans son futur.
Tout ça se rapproche alors énormément du poème qui englobe la mythologie de Twin Peaks et par conséquent et par extension, la mythologie entière de David Lynch : « A travers les ténèbres du passé à venir, le magicien espère voir un passage entre deux mondes. Feu, marche avec moi. ». Nous avons les temps non-linéaires des ténèbres du passé à venir, le magicien, Fred, qui espère voir un passage entre deux mondes, ceux de ses personnalités, « feu, marche avec moi. », symbole de la cigarette de Fred allume durant la première scène.
La boucle est parfaite quand le film se termine sur la même route abandonée. et Fred qui la traverse à toute allure. L’imagerie rappelle, d’un point de vue purement personnel, la crise physique d’une personne sur la chaise électrique que l’on pourrait voir comme la façon qu’à Fred de se punir et se « suicider ». L’interprétation de cette prison cyclique irait alors encore plus loin, et l’histoire de Fred qui refait l’expérience de son traumatisme et de sa mort par chaise électrique, par les deux bouts du ruban de Moebius, le début et la fin étant la même scène de route abandonnée.
Et cette mort en crise continue de se répéter encore et encore étant donné que le début et la fin, le passé et le futur, Fred et Fred, sont piégés par cette prison qui est représenté par les crises létales qui englobe le film et l’enferment dans une éternité, une boucle où les temps se confondent et se répètent pour le punir, pour se punir soi-même.


Il est alors fascinant de se demander dans ces scènes qui est le Fred ayant forcé l’autre à rester piégé dans cette prison cyclique, était-ce le Fred du début, celui de la fin, ou les deux, qui ont peut-être pris leur décision à ce moment. La structure même de Lost Highway laisse au spectateur la liberté de se poser la question sur lequel des Fred ressentent et déclenche ce traumatisme. Car il est clair que le film est formé comme un ruban de Moebius. Le film est très diffèrent si vous partez du film avec le Fred du début ou le Fred de la fin. Mais le résultat reste pourtant le même, vous vous retrouvez à la même fin, et les mêmes scènes, « Dick Laurent est mort » et le flux de conscience imagée par une route abandonnée. Les points de rencontre donnent des informations qui se complètent qu’à la complétion totale du film. Les rencontres entre Renée et Fred, ou dans la deuxième partie du film entre Alice et Pete insufflent des éléments de compréhension et d’identification de la structure diégétique, filmique et méta-filmique que met en place Lynch. En conséquence, les rencontres entre Fred/Pete/Le Diable/Fred et Renée/Alice sont les seules clés ouvrant les portes de la prison cyclique du personnage et par extension, du spectateur qui essaie de sonder et identifier cette prison.

Victor_Galmard
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le 15 août 2019

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Victor Galmard

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