(Critique initialement parue ici )
Aisément considéré comme un des favoris pour la Palme dès l'annonce de sa sélection en compétition, le nouveau long-métrage de Bruno Dumont, qui revient après sa fantastique et saluée mini-série P'tit Quinquin (Quinzaine des réalisateurs 2014), s'impose d'emblée comme un des films majeurs du Festival cette année, et l'un des meilleurs de sa filmographie pourtant bien fournie en la matière.
On retrouve les paysages côtiers des Flandres et du Nord-Pas-de-Calais chers au réalisateur de Hors Satan. Mais contrairement au P'tit Quinquin, polar contemporain déglingué aux aspirations métaphysiques, le récit est ici situé au début du siècle dernier, grosso modo à la même époque que son Camille Claudel 1915 dans lequel Juliette Binoche trouvait déjà un rôle de composition – certes aux antipodes de celui qu'elle incarne ici. Ma Loute, c'est le nom du fils aîné de la famille Brufort, modestes pêcheurs qui gagnent leur vie en faisant traverser la baie aux riches aristocrates de la région lilloise venus en plaisance au bord de la Manche. Par son alternance de saynètes nous montrant tour à tour le quotidien typique de la famille Brumont et la vie décadente et ridicule d'une famille d'aristos défraîchis, les Van Peteghem, on s'attend tout d'abord à une féroce satire sociale sur fond de lutte des classes à la sauce Dumont. Mais le film prend très vite un tour inattendu lorsque les disparitions évoquées par deux inspecteurs de police manifestement inspirés par Laurel et Hardy ou les Dupond et Dupont sont d'emblée résolues (pour le spectateur du moins) par une scène extrêmement crue : les Brufort sont en fait des assassins cannibales qui tuent les riches touristes pour les manger en famille à la ferme. Passé l'effarement que suscite ce rebondissement précoce, la narration enchaîne les surprises et les dévoilements, comme par paliers successifs, jusqu'à un dernier acte résolument surréaliste et merveilleux, où miracles fantaisies en tous genres se multiplient.
Au-delà de ce simple canevas scénaristique farfelu, on retrouve les ingrédients habituels d'un bon Dumont : les paysages naturels magnifiés par la lumière de Guillaume Deffontaines (chef-opérateur du cinéaste depuis Camille Claudel 1915), un sens de la composition et du cadre inouï hérité tant de la peinture réaliste que des débuts de la photographie et, fait récent chez lui, une qualité humoristique et burlesque très accentuée. Les plans signature où plusieurs personnages s'alignent face caméra, fixant tous un hors-champ qui mettra parfois longtemps à nous être révélé, les compositions géométriques lors des scènes de repas dans la grande maison de style « égyptien ptolémaïque » et surtout les fascinants gros plans sur les visages que Dumont fait toujours un peu durer forcent l'admiration et donnent un véritable poids au verbe. Car côté dialogues, le cinéaste s'est ici surpassé. Le jargon picard parfois inintelligible est toujours présent du côté des acteurs non-professionnels (ici les policiers, les Brufort et la servante), mais lui répond le parler aristo théâtralisé à l'extrême et joué avec une gourmandise et une folie pures par un quatuor d'acteurs immenses qui se régalent et nous avec. Luchini en chef de famille bossu et consanguin trimballe son corps en douleur et éructe des répliques incroyables tout au long du film, Jean-Luc Vincent impressionne en dandy débile et paranoïaque à la gestuelle imprévisible ; Binoche quant à elle débarque à mis parcours, coiffée d'un invraisemblable chapeau avec un oiseau de paradis collé dessus et des tenues à fanfreluches extravagantes. Son rôle de grande dame hystérique, à moitié folle, complètement diva est un contre-emploi total où l'on sent que l'actrice se lâche totalement, osant des scènes dantesques de roulements d'yeux, de cris, de soupirs voire même de hululements absolument dingues et qui ne laisseront probablement personne indifférent, en bien ou en mal. Bruni-Tedeschi enfin, se distingue avec son personnage beaucoup plus froid, presque chirurgical, de maîtresse de maison autoritaire et très portée sur l'étiquette et le protocole.
Elle intériorise presque tout, et les brefs moments où elle laisse filtrer ses émotions font de son visage une véritable bombe sur le point d'exploser, une cocotte-minute laissant échapper des panaches de vapeurs. Son extase au début du dernier acte, clin d’œil appuyé au Théorème de Pasolini, touche véritablement au sublime.
Polar burlesque qui s'inscrit dans la lignée directe de P'tit Quinquin, Ma Loute est un film passionnant qui questionne sans arrêt les corps. Celui, démesurément obèse de l'inspecteur machin, qui glisse, roule et tombe sans cesse comme dans un bon vieux slapstick movie ; celui, lunaire, de son adjoint, dont on guette longuement les expressions ahuries et les haussements de sourcils, véritables indications pour saisir l'ironie de certains dialogues (sur le capitalisme, notamment), mais aussi les tronches impayables de toute la famille Brufort, père et fils en tête. Plus encore, une véritable logique dramatique et narrative du corps est à l’œuvre durant tout le film, les personnages ne cessant de se heurter, de se frapper, de chuter ou de se cogner, avant de littéralement prendre vol et décoller sous nos yeux. Dans ce dernier acte tout en lévitations, l'intrication subtile des registres avec lesquels compose Dumont pendant deux heures fait mouche. Mystique, c'est l'envol de la pieuse Isabelle, enfin révélée à elle-même devant le sublime spectacle de la nature et la disparition subite de son beau-frère et cousin germain. Grotesque et ridicule, c'est la diva tragi-comique Aude (Binoche) qui se voit un temps affublée de super-pouvoirs lorsqu'elle se lance à la recherche de son enfant disparu, Billy. Burlesque enfin, c'est l'inspecteur Machin qui est « gonflé » à tous les sens du terme par une enquête devant laquelle il piétine. Il se change alors en immense baudruche et s'envole dans le ciel, point d'orgue du difficile parcours de son corps hors normes. Mais le corps est aussi traversé par une autre question, inédite sous cette forme chez le cinéaste, à travers le personnage transgenre de Billy, qu'incarne avec une grâce et un talent infinis la jeune Raph (dont le nom tronqué figure ainsi au générique de fin, pour prolonger l'ambiguïté). Billy, le fils d'Aude, s'habille en fille et se considère comme telle. Personnage sidérant et lumineux qui traverse le film comme une comète, foudroie de son regard pénétrant le grand dégingandé Ma Loute dont elle tombe amoureuse, et ouvre une perspective érotique au récit non seulement bienvenue, mais source d'une énorme tension. Ses nombreux glissements d'identité peuvent perdre le spectateur au début, mais ils deviennent rapidement l'origine de quiproquos d'abord comiques puis tragiques qui culminent dans une difficile scène de crime transphobe où Ma Loute manque de la noyer dans la vase de la baie, sommet d'intensité du film où le désir qui irradiait entre les deux personnages est brutalement anéanti, chose confirmée par le tout dernier plan du film, énième jeu de regards qui cette fois ont perdu tout leur feu.
Œuvre accomplie à tous les niveaux, Ma Loute, le huitième long-métrage de cinéma de Bruno Dumont, devrait se faire sans problème une place au sein du palmarès de cette année. Néanmoins, la radicalité de ses choix (le jeu d'acteurs, l'apparente multiplicité d'intrigues sous-jacentes, la dernière partie du film) laissera sans doute sur le carreau une partie des spectateurs et de la critique. Ma Loute, c'est un peu Fargo qui croise Mort à Venise, Marivaux et Beaumarchais qui se frottent au Coeur à ses raisons et aux Robins des Bois, ou Mary Poppins transfigurée par Théorème. En ce qui nous concerne, on aura rarement vu un film aussi sidérant et osé aborder avec une telle finesse les rapports de classe (d'hier, mais aussi d'aujourd'hui) sous fond de thématiques tant mythologiques (le cannibalisme et la dévoration, métaphore actée dans le récit) que contemporaines et sociétales (les identités trans). En un mot comme en mille : miraculeux.