Un Ouvrage Maudit : une oeuvre hors du temps

Mad God faisait partie de ces projets dont les cinéphiles avaient perdu tout espoir de poser les yeux dessus un jour. Véritable arlésienne du cinéma, et censé représenter l'oeuvre matricielle de son créateur, cet ovni cinématographique aura pris 33 années avant d'arriver sur nos écrans de cinéma. Certains objets filmiques sont aujourd'hui légendaire par leur inexistence et la légende qu'ils engendrent. Chaque spectateur connait un projet devenu culte même si au final celui-ci ne s'est jamais fait. Nous pourrions citer le Dune d'Alejandro Jodoroswy (qui donnera le sublime documentaire Jodorowsky's Dune de Frank Pavich) ou bien encore le Megalopolis de Francis Ford Coppola. Toutefois, il arrive que certaines de ces folles ébauches aboutissent des années plus tard alors même que nous les pensions mortes et enterrées. C'est le cas par exemple de L'Homme qui tua Don Quichotte (dont voici ma critique : https://www.senscritique.com/film/L_Homme_qui_tua_Don_Quichotte/critique/140819793) de Terry Gilliam qui, bien que n'ayant plus rien avoir avec sa proposition originel, reste un produit méta absolument fascinant. Mad God fait partie de ces rares exceptions.

Projet finalement assez méconnu du grand public, de la même manière que son réalisateur, il n'en reste pas moins une oeuvre attendue religieusement par de nombreux cinéphile et curieux à travers le monde. Phil Tippet est un artiste étant finalement resté relativement dans l'ombre comparé à certains de ses homologues, mais reste une figure quasi christique pour tous les amateurs de practical effect et surtout de stop motion.
Héritier évident des géants que sont Ray Harryhausen et Jan Svankmajer, Tippet est responsable entre autre de travaux comme les AT-AT de L'Empire Contre-Attaque, des robots dans Robocop 1 et 2 ainsi que les arachnides de Starship Troopers. Créateur de monstres et machines d'anthologies, cet artiste aura marqué durablement le cinéma de son empreinte. Voir d'ailleurs le documentaire Phil Tippet : Des Rêves et des Monstres d'Alexandre Poncet et Gilles Penso pour en savoir plus.
Mad God est ce que l'on pourrait considérer comme l'oeuvre de sa vie. Le film fut projeté à 2 reprises au Offscreen Festival 2022 et permis à quelques rares spectateurs belge de visionner le long-métrage dans une salle de cinéma.

Le résultat est sans attente, un univers lovecraftien unique où tout semble désespéré, noir, répugnant. Difficile de tomber sur Mad God par hasard tant son univers est singulier. Il comble les attentes, les contournes, les déçois, les enjambes...il ne laissera personne indifférent. Il s'agit du grand film d'animation underground que l'on attendait plus.
Mad God c'est au moins une idée, une proposition, une création, un tableau à chaque plan. Malgré sa faible durée (80 minutes), le long-métrage propose une multitude de singularités semblant dans un homogénéité complète malgré le chaos absolu régnant au sein de l'oeuvre. La volonté créative ne semble jamais s'interrompre, le spectateur contemple chaque image tout en vivant un véritable vertige artistique.

Ce qui fascine dans Mad God, c'est cette impression d'avoir mis la main sur un ouvrage maudit, le nécronomicon, une oeuvre hors du temps sur laquelle nous n'aurions jamais dû poser les yeux tant elle nous obsède longtemps encore après son visionnage. Phil Tippet propose un film furieux, fou et sans limite où toutes les frontières du cinéma d'animation sont exploitées et où les techniques utilisées sont multiples. Certaines séquences mélangeront stop motion classique, effets numériques ainsi que des images tournées en prises de vues réelles. Si ce dernier point peut dérouter, voir presque décevoir selon les attentes, il n'en reste pas moins diablement créatif et sert finalement à participer à la folie émanant du long-métrage. Le résultat peut sembler parfois proche d'un livre d'image hétérogène, mais réussi à trouver une cohérence dans ce cette folie ambiante.

Le film présente par instants des séquences extrêmement psychédéliques assez inattendue, mais achevant de faire plonger les spectateurs dans le monde déviant et onirique de Phil Tippet. Mad God n'est pas seulement un objet de cinéma, c'est une expérience insidieuse qui hantera longtemps les spectateurs. Que cela soit durant la projection où dans les mois/années à venir, le métrage aura un impact. Il y aura un avant et un après Mad God.

Le récit n'est pas des plus simples à comprendre, mais n'a pas non plus spécialement pour vocation de l'être, c'est l'expérience qui prime. Tippet dévoile un univers dont nous n'auront que des bribes d'informations quant à son fonctionnement et ses principes. Le métrage offre à la fois le minimum en terme d'explications, mais propose paradoxalement des codes et idées terriblement détaillées. Nous assimilons nous-mêmes ce qui nous est affiché et tentons inconsciemment de construire l'univers de Mad God au delà de l'horizon, au delà du cadre et au delà du film lui-même après son visionnage. Certains éléments vont trouver leur origine et leur utilisation plus tard sans toutefois donner une explication claire. Ce qui désarçonne également, c'est que malgré une relative hétérogénéité entre pas mal de sujets, concepts et créations, Tippet réussi à trouver une effrayante cohérence inconsciente entre tous ces éléments.

Mad God est sublime dans sa direction artistique, sa technique, son animation, sa réalisation et sa narration. Le film est presque totalement muet et est un instant de cinéma immense, un moment d'authentique langage par l'image à tous les niveaux. Le résultat est probablement l'oeuvre la plus importante et hallucinante de la carrière de Phil Tippet. L'impression que l'artiste a retourné son atelier des années durant est fascinante, il se permet même quelques clins d'oeil à se maîtres (le cyclope de Le 7e Voyage de Sinbad, Robby le robot de La Planète Interdite,...). Mad God est long-métrage qu'il faudra voir à plusieurs reprises pour en découvrir tous les détails et tenter d'en comprendre la substance.

Mad God peut-il être compris dans son entièreté ? Oui, peut-être. En revanche, est-il important d'en comprendre les tenants et aboutissants ? Non, absolument pas. Il s'agit d'une expérience donnant le vertige, l'impression d'être face à une oeuvre damnée perdue dans le temps. Une plongée cinématographique aux confins de la folie qui habitera longtemps le public ayant eu la chance et la déviance d'avoir posé les yeux dessus.

Peut-être l'un des films d'animations les plus importants de tous les temps, une preuve ultime du génie de Phil Tippet et une proposition de Cinéma unique en son genre. Il faudrait honnêtement des heures pour décortiquer chaque créatures, chaque idées, chaque images et il est assez difficile d'établir une description claire de Mad God. Finalement, celui qui résume peut-être le mieux et le plus simplement tout cela en une phrase, c'est le cinéaste mexicain Guillermo Del Toro :
"Phil Tippet is a master".