Cauchemar éveillé pour tous et pour les jeunes cinéphiles, possible expérience fondatrice, Mad God a le goût de ces aberrations et cas limites du cinéma sur lesquelles on revient toujours, au moins en esprit ; on reviendra vers celle-ci avec davantage de plaisir sinon de facilité. Par rapport à Begotten ou Philosophy of a knife, Mad God est relativement intelligible et surtout plus regardable sur tous les plans. Ce plaisir est aussi un chemin de croix, car il s'agit de traverser un royaume de l'arbitraire et de la violence permanente, où les semblants d'Homme naissent et meurent comme matériel (et plus comme poussières).
Ce 'film d'auteur' (avec beaucoup de petites mains) en stop-motion, signé d'une référence des effets visuels (Phil Tippett connu pour L’empire contre-attaque et la saga RoboCop) a pris pour l'essentiel une décennie à la conception, mais l'entame remonte à 1990. L’ampleur du travail et de la démonstration impressionnent (peu de moments semblent ‘cheap’ malgré le style de production), l’écosystème monstrueux passionne (ou rebute, la faible popularité du film joua donc en sa faveur au début, avant que sa réputation se nuance suite à la sortie sur internet en 2022 puis surtout celle en salles en 2023). Les décors, silhouettes, explosions de feu ou de sang évoquent 1914-18, les exploits des khmers rouges. On pensera à toutes sortes de représentations de l'enfer émaillant l'histoire des arts visuels, soupçonnera quelques sectes. Mais Mad God se voit sans eux ; il y a une matière en-deçà de la culture, le parfum d'une humanité visitée pour la première fois, pas ou peu encombrée de références (comme dans les premiers films de David Lynch, Alphabetou Eraserhead).
La traversée se fait sans paroles, cris et borborygmes sont autorisés. Le missionnaire anonyme déambule dans un univers industriel miteux sans grâce ni pitié, où tout sera retenu contre vous si par hasard votre existence était aperçue – mais c’est peut-être ‘humaniser’ ce qui tient davantage d’un choc de réflexes animaux face à l’arbitraire du chaos et de despotes puérils (le tyran d'un des premiers étages se résume à une bouche capricieuse, à nourrir et à subir, étalée sur des écrans omniprésents). La création de pantins articulés à la chaîne, sans égards ni plus petite conception de leur développement et leur bien-être, évoque au mieux un élevage de bêtes intensif et aveugle (générées pour être ingérées, sacrifiées par nécessité ou divertissement, vouées aux travaux abrutissants) – sinon, la modernité vue par ceux qui la vivent comme la pire des déchéances. Au cinéma, ce contre-modèle a déjà pris forme via Metropolis. Mais on peut estimer qu'il n'y a pas tant de 'modernité' que de modernisation de l'oppression et du cannibalisme inter-individuel ; lesquels peuvent être archaïques, spontanés, ritualisés, avec ou sans destin présumé.
À la fois fugue et dystopie, Mad God donne l’impression d’une Humanité soumise à une simulation de royaume du Mal, sans échappatoire, sans repos ni compensations, sans espoir – où l’once de rationalité et de haute technologie s’emploie à asservir des êtres interchangeables, privés de toute autonomie (dans la première scène avec des visages humains, les secondes s'éternisent pour le patient d'un savant fou sous l'effet de la terreur et de l'anticipation du pire... peut-être aussi à cause d'une drogue expérimentale ?). Finalement apparaît un paradis artificiel : il existe pour permettre à une somme de gangrènes humanoïde d'observer ses petites créatures arrachées au bonheur. L'architecte en rouge avec une trogne sartrienne sans le regard de carpe démoniaque a peut-être des motivations plus nobles que le voyeurisme morbide, peut-être aussi vaut-il mieux mourir qu'être son cobaye.
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