(Spoilers)
Le film s’ouvre sur l’image d’une tour, construite par des hommes. Le ciel s’obscurcit et les nuages l'engloutissent. Il est très facile de faire un parallèle avec la tour de Babel. Les hommes se rebellent, Dieu est en colère, il les punit. On a ensuite un extrait du Lévitique, un texte issu de la Torah. Dans ces quelques lignes, Dieu met en garde les hommes qui voudraient le désobéir, il y décrit les punitions atroces qu’ils devront subir. On voit ensuite un œil qui observe. J’ai d’abord pensé que cet œil était Dieu, le fameux Mad God. Après tout, ce dernier a très souvent été représenté par un œil. Et l'œil est une forme qu’on retrouve énormément dans le film, Phil Tippett semble avoir une certaine obsession à mettre en scène des globes oculaires injectés de sang. On a ensuite tout le long métrage et ses enchaînements de scènes cauchemardesques. On voit un personnage (nommé “l’assassin” dans les crédits) qui descend de plus en plus profond dans un monde infernal, avec une valise, cherchant à la déposer à un endroit précis. Celle-ci semble contenir une bombe. Avant qu’elle puisse détonner, l’assassin se fait attraper par une créature, et le minuteur s’arrête au dernier moment sans raison apparente. Dans une deuxième partie du film, on voit une deuxième tentative, d’un autre personnage à l’allure similaire, sans en voir le bout, mais on peut imaginer que ça se termine d’une manière similaire. En fait j’ai l’impression d’y voir les créations de ce dieu fou se rebeller contre celui-ci. Comme si tout ceci était après la chute de la tour de Babel, après la punition divine, et chaque tentative de tuer Dieu est impossible. Lorsque l’assassin dépose la bombe, on voit des montagnes et des montagnes de valises sur le sol, signe que des dizaines, des centaines ont essayé, sans y parvenir, et que le cycle est voué à se répéter.
Dans la dernière partie du film, on nous montre un personnage nommé “l’alchimiste” par les crédits. Celui-ci semble faire des expérimentations cruelles dans un laboratoire. Il s’amuse à torturer des créatures “mignonnes” (autant que le film peut proposer), à créer des monstruosités dans des tubes à essais, etc… On le voit observer l’humanité à travers une lunette. Il y voit l’art, la création, mais aussi la guerre, la bombe nucléaire. A ce moment je me suis mis à penser que c’est ce personnage Dieu, le Mad God. C’est lui l'œil qu’on voyait au début, qui nous observait directement. Et accompagné d’une silhouette sinistre qui lui ramène une créature semblable à un bébé, il crée une substance qui projetée dans une machine permet de créer un nouvel univers. On voit le temps qui passe, la création d’un nouveau monde, qui finalement va finir aussi violent que le dernier, et le cycle peut recommencer.
On retrouve donc ce message anti-guerre, misanthrope, qui dénonce la violence humaine à travers le regard d’un créateur déçu de sa création qui veut recommencer encore et encore, pour garder le même résultat. Mais j’y vois quelque chose d’un peu plus personnel, un propos sur la création justement. L’oeil du début ne serait peut être par Dieu, mais nous, le spectateur. A la fin du film, on voit ce même œil qui se ferme, et entre les deux cette création titanesque que Phil Tippett a voulu nous montrer. On observe ce monde, cette création abominable dont le créateur est le dieu. Un dieu cruel qui torture ses créations pour notre divertissement. On peut diviser ce créateur en deux entités dans le film. L’alchimiste, qui représente le plaisir de créer, et la silhouette fantomatique qui ramène le bébé, qui représente l'aspect plus profond, solennel, de la création. Cette dernière est plus élégante, ses mouvements flottants font sonner ses bijoux, donnant une certaine beauté à tous ces gestes délicats. Elle semble beaucoup plus sombre aussi, et ne semble ressentir aucun plaisir à tout ce qui se passe. A l’inverse, l’alchimiste semble s’amuser à expérimenter, créer, torturer, observer. Il représente pour moi cette pulsion primaire de création, cette joie d’inventer, de produire, d’expérimenter.
Mais il manque un élément à ces deux facettes de la création. Après avoir longtemps créé, l’atelier est poussiéreux, et l’alchimiste semble plus occupé à observer la souffrance de ses créations qu’à réellement créer de nouveau. On peut y voir un certain cynisme, un plaisir de cruauté, mais il manque une étincelle pour lui permettre d’exprimer son art. En général, les enchaînements de scènes cruelles du film sont comme cette petite scène qu’observe l’alchimiste. Et on ressent le même plaisir que lui à observer les tortures. En fait au premier visionnage on a l’impression que les scènes s’enchaînent juste parce que Phil Tippett voulait nous les montrer, et bien peut être bien que oui. Ce côté du processus créatif, le plaisir de créer même l’art le plus atroce pour ensuite le regarder fièrement, est nécessaire pour faire une œuvre. Mais ce plaisir finit forcément par s’étouffer, et on imagine qu’en 33 ans de production il n’a pas toujours été présent. C’est là qu’entre l’autre côté du processus, qui est plus difficile, plus douloureux. On doit sortir notre création du bide non pas par envie, mais par besoin. C’est quelque chose qui peut paraître magnifique, la souffrance d’un artiste posé sur une toile. Mais c’est quelque chose de très sombre et morbide, représenté dans le film par cette figure masquée. Mais le monde cruel de Mad God, avec sa volonté de créer pour créer, ou de créer par besoin, pour expulser une souffrance, n’aurait pas pû naître sans un dernier élément.
Au début, je pensais assez naturellement que le premier assassin, après avoir été capturé par la créature, se faisait emmener dans le laboratoire pour être déshabillé et dépecé. Les scènes s’enchaînent et laissent penser qu’il s’agit du même personnage qui subit l’opération. Mais dans la scène on voit un grand nombre de blocs opératoires, et au moment de la capture on voit beaucoup de valises, ce qui me laisse penser que ces opérations se font toujours sur les assassins envoyés dans les profondeurs. Comme si le chirurgien cherchait quelque chose dans le corps de ces créations. Lorsqu’il fouille dans la tête du patient, on revoit la descente d’un autre assassin, et je pense que c’est lui qu’on voit subir l’éviscération. Le docteur cherche de plus en plus profondément dans ses entrailles, pour trouver quelque chose. Je vois une sorte d’ordre d’importance de ce qu’on trouve dans un homme. D’abord on a la chair, le sang, c’est ce qu’on voit en premier évidemment, le corps. Ensuite il sort tout un tas de bijoux, de montres, d’objets de valeur. Au-delà de l’ironie de le voir jeter tout ça, et de l’image des bijoux imprégnés de sang, on comprend qu’il ne recherche pas du tout ça, et veut quelque chose enfoui beaucoup plus profondément que les possessions matérielles. Ensuite il sort tout un tas de livres. C’est les connaissances, la culture, la philosophie, la religion. Mais il cherche plus profondément. Finalement il trouve une créature affreuse, qui semble être un nourrisson. Il représente pour moi la naïveté enfantine, cachée, refoulée tout au fond de l’être.
L’enfance est un thème présent tout au long de l'œuvre. Jusque dans la musique de Dan Wool, qui alterne entre sonorités acousmatiques pour déstabiliser le spectateur et ajouter à l’atmosphère cauchemardesque du film, et mélodies enfantines. On a aussi des cris de bébés projetés sur les hauts parleurs dans l’usine du début, qui semblent vouloir imiter cette enfance. En fait, j'ai l’impression que le bébé sorti du ventre de l’assassin, qui est ensuite ramené à la figure fantomatique, est la clé de la création. Phil Tippett le dit lui même dans le making-of du film : “in it there is an element of surprise that for me is very child-like”. Cet élément enfantin, cet émerveillement naïf de créer, est ce qui manque aux deux autres facettes. Et une fois le bébé amené dans le laboratoire de l’alchimiste, il est transformé d’abord en une brique, puis en poussière d’or, qui permet de réellement créer de nouveau, de créer un nouvel univers. Et on assiste là à une explosion de créativité, d’idées, de fourmillement. Tous les éléments sont là pour faire naître ce nouveau monde, cette nouvelle œuvre. Mais inévitablement elle finit par redevenir à l’image de la précédente. On voit plusieurs briques passer dans le vide spatial, ces mêmes briques qui représentent l’enfant. Malgré la perte et le regain de cette envie enfantine et naïve de créer, le cycle continue. Mais malgré tout le temps continue à tourner, vite, très vite, lentement, très lentement, représenté par des pendules accélérant, ralentissant, remontant le temps... La création commence, s’arrête, continue, recommence… Mais l'œuvre n’est jamais achevée. Phil Tippett disait en interview qu’il aurait pu continuer à travailler sur ce film à l’infini, mais qu’il fallait bien s’arrêter à un moment. Ce qui est important pour lui est plus le processus de création, le temps passé à fabriquer une œuvre, que le produit fini.
Mais l'œuvre doit bien se terminer, l’artiste doit bien mettre le clap de fin, à un moment il est temps de s’arrêter, de tout brûler pour passer à autre chose, recommencer le cycle pour une autre œuvre, jusqu’à la mort. Et du haut de ses 73 ans, Phil Tippett n’arrête pas de créer, se concentrant maintenant sur un nouveau long métrage en stop motion. Mais pour Mad God, l'œuvre s’achève, sur un œil qui se ferme. On a observé la création morbide d’un artiste se débattant entre plaisir de créer, souffrance de créer, et volonté enfantine de s’exprimer, on peut maintenant détourner le regard pendant qu’il continue à répéter le cycle sur une autre création. Et nous même en tant qu’artiste, on peut équilibrer ses trois facettes de la création pour exprimer ce besoin de façonner des mondes, de la musique, de la peinture, peu importe.
On est tous, en tant qu’artistes, des dieux fous punissants leurs créations, dans la joie, dans la douleur.