"Maigret tend un piège" fait partie de ces films que je revois très fréquemment, presque une fois l'an comme certains vont à la messe de Noël, comme un bon pèlerin du cinéma de Papa. Avec "Maigret et l'affaire St-Fiacre", il forme un diptyque selon moi incontournable dans le cinéma de Jean Gabin, dans l'univers de Georges Simenon ainsi que dans la filmographie de Jean Delannoy. J'exclue volontairement "Maigret voit rouge" moins bien construit, procurant beaucoup moins de plaisir au spectateur. Il n'y a pas non plus cette sensation de pénétrer un monde ancien et révolu.
J'ai déjà dit tout le grand bien que je pensais de "Maigret et l'affaire St-Fiacre" et je ne crois pas nécessaire de le comparer avec force détails à "Maigret tend un piège", si ce n'est pour dire que le premier est à la chambre froide ce que le second est à la cocote-minute.
En effet, "Maigret tend un piège" monte en pression pendant des jours et des nuits d'un été parisien étouffant. Ce climat caniculaire est propice à installer une trame policière axée essentiellement sur le crescendo meurtrier d'un tueur en série de plus en plus dévoré par ses démons.
Cette atmosphère poisseuse, asphyxiante est superbement orchestrée par la réalisation soignée de Jean Delannoy. Sans esbroufe, sa mise en scène me paraît véritablement efficace. Il filme le Marais encore à l'époque très populo, ses petits commerçants, du bistrotier au boucher, ses petites gens aux pieds des immeubles délabrés prenant le peu de frais que la rue leur octroie, les enfants qui jouent et courent dans les petites venelles, mais également la noirceur des rues étroites qui peut très vite imiter les ténèbres de Whitechapel. Le parallèle avec Jack l'éventreur est appuyé sans exagération.
La photographie de Louis Page est irrésistible pour ma part, c'est sans doute elle que je veux revoir chaque année. Elle vient du studio, sans aucun doute, mais elle me plait telle quelle, aliénante. Les décors studios sont manifestes et renforcent d'autant plus le côté fermé de cette histoire. Je n'ai pas lu le roman original de Georges Simenon et ne sais donc pas si le film en est une fidèle adaptation ou non, cependant j'ai le sentiment de retrouver l'art de cet auteur à dépeindre les troubles de l'âme humaine, ses complexités, ses étonnantes capacités à surprendre.
Il y a dans ce film des personnages fort troublants, à commencer par celui que joue Annie Girardot. Ce n'est peut-être pas son rôle le plus flamboyant. En effet, son personnage est pour le moins opaque, continuellement en rétention. C'est là tout son sel, cette incapacité pour le spectateur à la lire, toute l'ambiguïté qui en ressort sert admirablement l'histoire. L'actrice reste par conséquent dans une espèce de mutisme duquel il est difficile de sortir bien évidemment. Pourtant, elle parvient par petites touches à se maintenir dans une crédibilité ultra-importante pour l'intrigue.
A ses côtés, Jean Desailly, encore très jeune, se collette à un personnage bien plus compliqué à incarner sans verser dans le débordement hystérique. Il y réussit pas trop mal, c'est limite. Je peux comprendre que certains ne s'y accrochent pas. La première que je l'ai vu, j'avais eu même un peu mal à en accepter l'outrance. Peu à peu, à force de revoyures, je le trouve bien.
Reste le colossal Jean Gabin, massif, central donc (oui, ho, ça va!) et néanmoins qui réussit à proposer un personnage bien réel, plus fin que sa carrure et sa démarche le laissent supposer. Sa psychologie, habile au fond, règne sur un caractère routinier, pépère, avide de quiétude, de cette norme bourgeoise qu'on imagine très proche de la philosophie de vie de Jean Gabin d'ailleurs. Sans doute que le comédien a appuyé le trait. Je n'ai pas un souvenir aussi fort chez le personnage de Maigret de mes lectures de ces romans. Mais bon, je demeure un peu dans l'inconnu avec ce roman-là, comme je le disais plus haut. Je pointe l'acteur mais il peut s'agir également du scénario signé Jean Delannoy, Michel Audiard et Rodolphe-Maurice Arlaud ou d'un desideratum de la production.
C'est ce qu'on a souvent reproché à ce "cinéma de papa", sa propension à épouser avec trop d'empressement et de docilité l'image paternaliste et traditionaliste de la bonne société petite bourgeoise d'après-guerre. Maintenant, avec le recul, je comprends que ce reproche ait pu être fait à son encontre, néanmoins j'en accepte volontiers le trait. Je lui trouve sinon la vertu, au moins l'avantage d'être vrai. Des gens ont vécu comme ça, dans cette mentalité un peu assise sur ses certitudes, voulant éviter autant que faire se peut les affres de la marginalité et ont donc été confortés par ce genre de cinéma populaire, sagement dans les clous. Cela fait partie d'une réalité historique d'une époque, même si elle n'en constitue pas pour autant l'intégralité bien entendu. Quoiqu'il en soit, il ne m'appartient pas de la juger d'un point de vue moral, éthique ou politique. N'en déplaise à une frange radicale de la critique, on peut aimer ce cinéma populaire et dans le même temps un cinéma provocateur, dérangeant, pas pour les mêmes raisons... Concernant ce film-la, je n'irais pas jusqu'à dire qu'il est réactionnaire non plus, ce serait être encore à côté de la plaque. Le cinéma de papa comme la nouvelle vague ne doivent plus être interprétés de manière binaire. Je préfère largement concevoir leurs existences comme des données qui s'imposent au réel dans toute sa complexité et qu'il importe d'accepter comme tels.
Or, Maigret tend un piège n'est pas un film de vieux con, ni bien entendu un film révolutionnaire, encore moins progressiste, il se situe dans un large entre-deux qu'a produit en pagaille le cinéma français des années 50 et 60.
Toutefois, sa valeur est indéniable sur le plan narratif, c'est à dire la façon qu'on nous raconte cette histoire dans le scénario, le fil de l'enquête, les relations entre les personnages, l'habillage scénique comme la relative cohérence de la mise en image, jusqu'à l'accompagnement sonore (j'y reviendrai), tout le film vaut donc beaucoup mieux que le tout venant.
C'est un grand film policier, un whodunit au départ, qui très vite laisse peu de mystère sur l'identité du meurtrier et aborde alors un versant davantage psychologique et moral dans la veine de ce que sait fouiller le génial Georges Simenon. Ici le stéthoscope du belge ausculte la folie d'un personnage, sa possible construction, les éléments qui se déchaînent et comment les dysfonctionnements de divers individus peuvent se rencontrer et s'alimenter. La moiteur d'un été parisien sert alors de tison pour allumer le feu.
Cette pesanteur qui perturbe les inconscients, on la retrouve également dans la chanson titre de Paul Misraki et André Hornez, interprétée par Paule Desjardins. Comme une rengaine pathétique, elle se répète, se plaint, chouine sa langueur, son mal-être. On est loin du tube de l'été. Le style et la voix épousent bien l'histoire du film. Entre le conte morbide et le portrait d'une petite bourgeoisie complexée, fuyant difficilement son passé laborieux dans cette France des 30 glorieuses, le récit alterne les contextes et donc les décors, mais les personnages restent les mêmes. Leur drame est qu'ils ne le savent pas toujours. C'est ce que nous dit ce film et cet élan pousse les mentalités vers des extrêmes, vers d'éventuels désordres. Le changement peut être périlleux.
Et nous revoilà avec la tarte à la crème réactionnaire qui revient dans la figure d'un Jean Gabin, qui finit le film dans un plan où l'orage éclate, la pluie tombe, le héros sali par tant de poisseuses vilenies est lavé, essoré, purifié par ce ciel enfin déchaîné.
Jean Delannoy fut longtemps le bouc-émissaire avec quelques autres comme Autant-Lara d'une nouvelle vague qui elle aussi sut déchaîner ses passions et participer à l'émancipation des mentalités d'après-guerre. Aujourd'hui, ces combats plus idéologiques qu'esthétiques font figures d'expériences historiques et par là même ressemblent de plus en plus à des luttes d'arrière-garde un peu figées, fossilisées, mais néanmoins toujours intéressantes pour comprendre leur époque ainsi que la nôtre. Maintenant on peut passer à autre chose et apprécier conjointement "À bout de souffle" et "Maigret tend un piège", pour des raisons évidemment totalement différentes, par certains côtés opposées, pour d'autres assez similaires. C'est aussi ça le cinéma des années 50/60.
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