Le prix décerné à la Semaine de la Critique à Cannes, n’est que la consécration du travail porté par Emmanuel Gras. La singularité de Makala est dans le renversement à l’effacement que le cinéaste opère du réel. Le capter tout entier aurait été peu productif voire peu cinématographique. Et c’est cette part de manipulation fictive qui perturbe, agace, interroge mais fait indéniablement la beauté du film. Ce qui n’est pas de prime abord montré mais suggéré ou déguisé en est ensuite d’autant mieux révélé et poignant dans Makala. Emmanuel Gras montre ce qui n’est pas pour mieux montrer ce qui est.


La caméra d’Emmanuel Gras captant l’effort de Kabwita n’est nullement là pour le transcender comme l’aurait volontiers fait un Clint Eastwood ou un Steve Mcqueen. Et cela en est d’autant plus perturbant car il ne peut être de facto perçu comme un réel héros. Le long-métrage se nomme bien Makala et non pas Kabwita. Sa présence, peut se résumer à porter (ou plutôt pousser) le sujet, le véritable héros du film : le charbon. L’humain chez Emmanuel Gras n’est ou n’est presque que figurant. Il est impossible de nier sa présence au sein du champ mais force est de constater que les brèves séquences dévoilant le quotidien et la réalité de l’entourage de Kabwita relèvent d’une extrême pudeur, voire sont de l’ordre de l’anecdotique. Rien ne sert à la narration et encore moins au spectateur d’en apprendre davantage sur la fille simplement évoquée de Kabwita ou de voir le héros poser l’ultime taule sur la maison de ses rêves qui pourtant est l’origine même de tous ses efforts. Il en va de même du passage sous silence à l’image de la société ou encore du contexte politique de la République Démocratique du Congo. L’humanité attire moins Emmanuel Gras que la « réalité matériel du monde ».


Il n’est question que du charbon, un mot d’ailleurs qui est constamment aux lèvres des individus traversant le cadre et la route de Kabwita. La structure triptyque du film en témoigne également en dévoilant successivement la fabrication à l’acheminent jusqu’à la vente du fruit du travail de Kabwita. Poussant encore plus loin, le cinéaste oscille entre la réalité et la fiction en manipulant la durée de l’action et de l’étendue de celle présente à l’écran. Il n’ampute et ne réduit pas pour autant le travail mené par Kabwita, au contraire en brouillant par de multiples ellipses la temporalité, le spectateur ne se retrouve que pleinement immergé à en perdre tous repères. Le traditionnel effet pris sur le vif du documentaire ne répond pas présent à l’appel. Et c’est ce qui fait une des grandes forces de Makala. La marche matinale (et quotidienne) de Kabwita filmée de dos par une caméra mobile, fluide et ponctuée de légers jump-cut suffit à amorcer les partis-pris du cinéaste lors de la scène d’ouverture. Plus Kabwita ne cesse d’avancer en ligne droite, plus le suspense va crescendo. Amplifié de surcroît par une mise en scène cyclique, pesante à l’image de la roue du vélo, usé jusqu’au cadre des précédents voyages, s’enfonçant dans le sable par la labeur de Kabwita.
Cette infernale odyssée ne l’affecte pas outre mesure, les pauses sont rares et la trame narrative n’est nullement rompue par un burn out. Sur ce point là, la primauté d’Emmanuel Gras du matériel sur l’humain l’emporte une nouvelle fois. C’est bien le charbon qui est percuté, troqué, dévalorisé par la loi du marché, la« réalité matériel du monde » et non pas celui qui le transporte. Comme instrumentalisé, l’homme est peu à peu effacé du film. Il peine tout au long à se frayer un chemin dans la poussière, à s’imposer face à la fumée, jusqu’à être absorbé par les allos des phares dans une nuit noire. L’homme est un rien. Sa force est impuissante, il n’est qu’un être noyé dans l’énormité du réel. Une réductibilité qu’Emmanuel Gras s’efforce de communiquer par son travail sur l’échelle des plans, et couplé d’une grande profondeur de champ, joue ainsi sur une proximité presque organique à une immensité de l’espace. Et va par un hors-champ sonore intensifier tantôt cette immensité par un vent tourbillonnant ou alors enfermer davantage l’humain dans l’agitation de la ville marchande. Et c’est la grandeur du monde qui livre que l’odyssée de Makala n’est pas propre à Kabwati. Il n’est qu’un parmi tant d’autres. C’est ce que sous-entend subtilement le nuage de fumée au loin avant même que le spectateur identifie clairement le sens des faits et gestes de Kabwati. Ou encore le travelling, ralenti et sublimé par la musique cyclique et concrète du violoncelle de Gaspar Claus, l’explicite au point qu’il est difficile d’identifier Kabwati des autres transporteurs. L’effort reste identique, l’itinéraire diffère.


Le charbon liquidé, les rues vidées, l’homme peut alors resurgir. La séquence finale de l’église est la part la plus humaine du film. Débarrassé de toute emprise matérielle, son retour est d’autant plus troublant. Le travail, auparavant mot et requête dominants des prières laisse place à l’exaltation de la souffrance presque digne d’un climax d’une tragédie antique. La caméra n’est plus braquée sur Kabwita mais dérive, comme libérée, à la recherche d’un nouveau sujet. Mais face à cette horde bouillonnante, elle ne tarde pas à se recentrer sur l’homme. Seulement la donne a changé, il n’est plus instrumentalisé, il est tout simplement. Et c’est cette réhabilitation de l’humain qui reconsidère tout le chemin parcouru. Le mutisme de Kabwita pouvait dès le départ être vu comme héroïque, il était juste trop tôt pour le percevoir. Le jour se lève, retour du vélo. Kabwita quitte la ville avec le trajet retour droit dans le viseur. Le film se conclut, comme un autre pourrait à son tour démarrer.

_cinenj
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le 17 janv. 2018

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