Le propos du dernier film des frères Safdie est-il vraiment de prendre du bon temps ? Pour eux une œuvre cinématographique est visiblement tout sauf un parc d’attractions aux lumières multicolores pour spectateurs en mal de fausses émotions et sensations. Et s’ils allument dans Good Time les feux de la fête, il ne faut pas se faire d’illusion. Le mal menace toujours dans l’ombre. C’est avec violence que Joshua et Ben Safdie s’en prennent aux normes du monde comme du 7ème art. 


Good Time est plus que borderline. C’est un film fou que n'ouvre et conclut pas innocemment un psychiatre névrosé. Une dérive démente qui va crescendo. Aucun des trois protagonistes ne pourrait être déclaré d’entrée normal sur le plan mental. Comme s’ils avaient tous eu pour biberon une bonbonne d’acide.  Déconnectés du réel, le jeu, pour eux, consiste à faire chacun comme il veut. La société n’a pas plus de valeur à leurs yeux que des billets volés maculés d’un rouge hémoglobine. Good Time est une fuite en avant où l'on court trop vite jusqu’à ce que l’on tombe à bout de souffle. A chaque instant, la cavale peut s'arrêter droit contre un mur. Suivie en close-up, caméra à l'épaule, le rythme effréné ne pourra pas être tenu. Amplifié de surcroît par un montage convulsif et soutenu par une bande son immersive implosive, il était trop élevé dès le départ. 


Mais en attendant c’est notre société qui dérape. En faisant tout pour l’éviter, c’est bien le portrait en creux du monde des gens dits normaux que cherche à capter l'objectif. Dès la première image, il semble choisir au hasard les destinées qu’il va suivre parmi les fenêtres toutes identiques de la façade sur laquelle il a cadré. Et avec Connie et Nick Nikas, la pioche est bonne. Ça part à cent à l’heure dans tous les sens.  Les délinquants azimutés se heurtent de plein fouet à de sympathiques trafiquants, fillettes au bord de la prostitution, médecins mielleux, grands-mères toxicomanes et policiers en service minimum. Les repères étant effacés la folie de tous ces gens en deviendrait presque normale. D'incident en accident, la structure scénaristique de Good Time n'est qu'une ligne droite en pente raide semée d’embrouilles et d'embûches. Constamment au bord de la rupture, le film ne prend du recul que pour suivre d'un œil démiurgique des passants, une voiture, parmi tant d'autres dans le trafic. Désabusés, les cinéastes désiraient-ils se débarrasser de cette réalité en la rendant à la société ?


A force de zoomer, leur caméra en vient même à effacer, au plan final, les barreaux derrière lesquelles le personnage principal finit par échouer alors qu'il ne rêvait que de s'échapper. Le cinéma a déjà bien assez à faire avec lui-même dans Good Time. Il dénonce, comme tournant à vide, les wagonnets des Barnum des divertissements spectaculaires, même s'il en reprend par ironie la palette volontiers nocturne de couleurs vives. Mais le film des cinéastes new-yorkais ne se veut pas pour autant une oeuvre de deuxième degré. Il ne l'aime pas et le récuse. Dans le monde de Nick Nikas, joué par Ben Safdie lui-même, tout n'est que sens littéral. Tests cliniques à l'appui. Les signes redeviennent ici de simples objets. Rien n'est symbole d'autre chose que de soi. L'un écervelé et l'autre au cerveau brûlé, les deux frères en fuite n'ont qu'une idée et elle est fixe. Good Time ne peut donc mettre de point sur aucun i. Faisant l'ellipse de tout commentaire, il a l'intelligence de laisser aux spectateurs le soin de réfléchir et se réduit de lui-même à un vulgaire film d'action. Un film d'action vulgaire en version spectacle intellectuel. Dans cette transparence même, la manipulation du public reste possible. Autocritiques, les Safdie mettent ses ressorts au premier plan. Charmeur, sous les traits de Robert Pattinson, Connie obtient de tous ce qu'il veut lorsqu'il parvient par des mirages à leur faire croire qu'il est le centre de tout. Comme s'il avait conscience d'être le héros du film et la détermination rageuse de rester toujours au milieu de l'écran. Intelligence du premier degré. Après avoir dit en passant ce qu'il désire ne pas être cet étrange sauvage cinéma, plein de musiques sans mélodie, définit là son terrain de jeu et de bataille. Fiévreusement hors de toute norme. 

_cinenj
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le 26 sept. 2017

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