Voilà un bien joli pavé dans la marre, dissimulé derrière une affiche à la Autant en emporte le vent. Avec toutes les horreurs académiques qui fleurissent régulièrement sur le thème de la ségrégation et de sa dénonciation beaucoup trop consensuelle, misérabiliste ou manichéenne pour produire le moindre effet, il est bon de se plonger dans le film de Richard Fleischer qui parvenait au milieu des années 70 à aborder le sujet de manière aussi franche qu'insaisissable. Mandingo est vraiment le produit d'une époque où l'on osait choquer parfois sainement tout en prenant le risque de déplaire, sans doute parce que cela faisait partie des arguments commerciaux admissibles dans les cahiers des charges de cette parenthèse temporelle.
Mandingo est dur, violent, sale, c'est un film pas vraiment aimable, et s'il s'agit évidemment d'une critique de l'esclavage (comment imaginer autre chose !), il contient mais ne se limite pas à une dénonciation conventionnelle des sévices et des rapports de domination classiques qui régissaient la cohabitation entre propriétaires aristocrates blancs et esclaves noirs. Fleischer souhaitait réaliser une fresque historique dans le même registre qu'Autant en emporte le vent, d'où l'affiche, mais la version originale de 3h45 fut coupée par la production (Dino De Laurentiis aux manettes), réduite à un peu plus de deux heures et enrichies en séquences érotiques histoire de ratisser large. Il y a autant d'illustrations d'amour et de haine entre Blancs et Noirs, entre Blancs, et entre Noirs, histoire que personne ne soit jamais tout à fait à l'aise durant la totalité de Mandingo.
Mais le résultat reste étonnant, l'antithèse du film de Victor Fleming, notamment dans le ton de la dénonciation de la ségrégation, qui joue plus sur la description de la toile de fond des relations hommes / femmes et Noirs / Blancs, avec tous les antagonismes imaginables, que sur l'opposition attendue entre "gentils" et "méchants". Des éclats de violence surprenants, aussi, notamment dans certains combats de Noirs filmés comme des combats de coqs, à mort, et jusqu'au sang (dont s'inspirera très clairement Tarantino dans Django Unchained). Une violence brutale, qui complète le portrait très diversifié de la perversion (morale, physique, sexuelle) des esclavagistes.
Autant dire que Fleischer met très vite les pieds dans le plat, à commencer par la description de l'horreur de la traite des Noirs dans une plantation sudiste dès sa séquence introductive. L'homme vendu comme du bétail : il n'y a aucun doute quant aux intentions des auteurs. Pourtant, ce n'est pas ce sentier que le film empruntera pour arriver à ses fins, mais plutôt de manière détournée, en explorant les conséquences engendrées par la relation de Hammond, fils unique du propriétaire (James Mason), avec l'une des esclaves. L'écriture de son personnage conduit à une condamnation beaucoup plus subtile et nuancée, car il ne s'agit pas d'un être invariablement mauvais : il évolue sur une ligne de crête, entre assimilation des traditions ségrégationnistes qu'on lui a inculquées et développement d'une pensée plus progressiste qui lui est personnelle.
Beaucoup de personnages seront dépeints de la sorte, ni totalement bons, ni totalement mauvais, ce qui ne revient évidemment pas à "justifier" ou "ignorer" quoi que ce soit. C'est le portrait d'une timide prise de conscience chez Hammond (qui boîte dans tous les sens du terme, de manière physique et morale), et surtout le portrait de l'impossibilité de l'existence d'une quelconque normalité dans les rapports Noirs / Blancs avec le spectre de l'esclavagisme rôdant non loin. Dans ce contexte-là, un peu de tolérance ne suffit pas : c'est tout ou rien. Hammond a beau faire preuve d'un peu de bienveillance envers certains esclaves, il a beau éprouver des sentiments nobles pour une femme noire, ce n'est en aucun cas l'aboutissement fécond d'une réflexion intellectuelle, et cette once de bonté restera vouée à l'échec et à la violence. Le sentiment d'incertitude et de déroute dans lequel laisse le film à son issue, de par son caractère rageur, parfois grotesque, parfois violent, est d'une rareté étonnante.
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