Je ne sais pas vraiment qualifier ce qu'est Mangrove : un film de cinéma ou un épisode de série particulièrement long et réussi ?
Je ne sais pas, mais je trouve cet entre-deux intéressant. C'est une œuvre qui épouse de manière troublante cette grande redistribution des cartes qu'a historiquement permis le covid (pour le meilleur ou pour le pire, nous en jugerons dans quelques années). Les plateformes de streaming toujours ouvertes VERSUS les salles de cinéma temporairement fermées. Les grands groupes/multinationales/coupables habituels qui ont signé comme jamais et à tour de bras des exclusivités d'images pour attirer et rendre captifs les spectateurs dans leur écosystème : Apple, Netflix, Amazon, Warner, Disney, OCS et j'en passe... Il y a eu une véritable guerre économique ET artistique (salut, Malraux) qui s'est déroulée et se déroule encore sous nos yeux ; et nous ne savons toujours pas qui l'a remportée... Peut-être les cinéastes, en définitive, bien que ça nous paraisse contradictoire...
Car, quand on regarde des films/épisodes de série, d'un niveau tel que celui de Mangrove (je précise d'emblée que je n'ai pas encore regardé la suite de Small Axe), qui n'aurait pas eu besoin de son label Cannes pour atteindre un hypothétique sommet de récompenses et de couronnements divers, la frontière est définitivement foutue en l'air... Sorti officiellement en France en 2021 sur la plateforme Salto, qui a signé l'exclusivité, on ne sait pas à quel prix, on n'a jamais eu autant l'impression de voir un film de cinéma sur petit écran.
Et un film qui s'assume comme tel, ne cherchant pas à singer "l'image de cinéma" pour s'afficher comme un produit de luxe sur catalogue. Steve McQueen, dont j'appréciais plutôt les premiers films sans savoir où le situer sur l'échiquier des forces artistiques suite à l'énorme et balourd Twelve Years et le transparent mais néanmoins intéressant Widows, parvient à trouver un équilibre assez prodigieux entre ses velléités de plasticien et la puissance narrative du film de procès historique.
Mangrove dure donc deux heures, longues et pleines, et il les mérite. L'interprétation des acteurs est magistrale, la mise en scène sensible et juste ; parfois un peu démagogique, mais si elle ne l'était pas très légèrement, y prendrait-on autant de plaisir ? On y voit, comme rarement, des scènes de discussion sur la stratégie politique à adopter pour remporter la victoire sur l'adversaire et c'est éblouissant. Pour ceux qui aiment à tirer les fils du passé pour enrichir le présent, le film est un régal car il est conçu comme tel. Dans les scènes de manifestation, on voit et pense à celles qui ont eu lieu en France à l'initiative du comité Adama ; comment ne pas les voir ? Dans les peintures des violences et du harcèlement policier, Georges Floyd et même les gilets jaunes peuvent s'imposer à nous, sans problème.
C'est tout ce qui fait la grandeur et la force de Mangrove, ce sont ses métissages permanents : à la fois manifeste et symptôme, d'une époque révolue, d'une période à venir ; grande œuvre et épisode de série jamais diffusé à la télévision "historique". Ne cherchons pas à la cerner définitivement, cette œuvre, et acceptons ses facettes changeantes comme une force et une victoire.