Pagnol a bâti en deux actes sa tragédie grecque : dans le premier opus, Jean de Florette, on suivait les péripéties de deux familles : les Soubeyrand et les Florette dans une Provence rurale, âpre et magnifique, baignée de jaune. L'affrontement entre les deux factions est celui de la modernité contre la tradition, la course à la possession de terres et de sources pour, vaste programme d'orgueil, faire pousser les plus belles fleurs, être le seigneur du romarin, le comte des oeillets. Les Soubeyrand conspirent et finissent par détruire les rêves des Florette, stoppant le patriarche bossu dans son rêve orgueilleux, allant presque jusqu'à le tuer au travail, prenant possession de la source qu'ils avaient volontairement tari pour le détruire.
Dans cet opus, dix ans plus tard, les Soubeyrand au faît de la gloire, si tenté qu'être roi d'un vallon, ait une quelconque valeur autre que symbolique, retrouvent la petite Manon Florette, orpheline de père et de mère. Seulement voilà, Ugolin, le neveu, tombe éperdument amoureux d'elle, lorsqu'elle lui apparait nue se baignant dans une source, comme une de ses muses antiques, jeune fille sauvage aux cheveux blonds cascadants, blonds comme l'herbe sèche des prairies alentours, petite bergère pauvre qu'il aimerait bercer de bonheur. Mais il est trop tard, elle déteste les Soubeyrand, pire, ils lui font peur et lorsqu'elle comprend ce qu'elle avait devinée dans l'opus précédent, qu'elle le clame devant le village pour défendre la mémoire de son père ; la tragédie s'enclenche.
Ugolin - quel magnifique rôle de Daniel Auteuil - s'est cousu à la poitrine côté coeur un ruban de Manon qu'il a trouvé par terre, et qui lui fait un abcès, dont il dira qu'il est le signe qu'elle se refuse à lui, il lui met des lapins dans les pièges qu'elle met et qui sont toujours vides, il va jusqu'à s'humilier dans deux scènes terribles où elle le fuit et où il s'enfonce dans sa passion mortifère. Il se pendra, comme son père, dans l'indifférence.
Papet, son oncle, la dignité grave d'Yves Montand, dénie d'abord ses fautes et devant la mort de son neveu se repent. Il va comprendre, lors d'une scène d'une cruauté terrifiante, au bord d'un cimetière, symbolique de la mort qui approche, avec une ancienne du village, que Florette, son amour de jeunesse, n'a pas eu un fils d'un autre, mais de lui. Et que ce fils c'est le bossu, Jean de Florette, et que sa petite fille c'est Manon. S'il avait su, tout cela parce qu'une lettre, que Florette lui avait envoyée, enceinte de lui, ne lui était jamais parvenue. La tragédie est dite. "Ce n'est pas de sa faute, ce n'est pas de ta faute, c'est la fatalité." explique Ugolin dans sa lettre de suicide. Papet, César Soubeyrand, est passé à côté de sa vie. Il n'a plus qu'à embrasser la mort.
Le film doit énormément à la dramaturgie implacable de Pagnol. Mais la réalisation de Claude Berry sait aussi renforcer la tragédie à l'oeuvre : chaleurs étouffantes, orages terribles, signes des dieux en colère. Il épouse le ton greco-latin de Pagnol. La Méditerranée vit au rythme de ces tragédies familiales antiques. La musique, somptueuse, donne de l'ampleur à cette pastorale paysanne cruelle où les héros sont d'humbles fermiers. Ces hommes modestes aux destinées tragiques touchent les coeurs. Le jeu des acteurs, de Montand à Auteuil en passant par Emmanuelle Béart, sublime, est excellent et sert la tragédie avec force et poigne. Tout le récit se renverse : les antagonistes du premier opus sont devenus terriblement humains. Berry n'oublie pas d'être pathétique presque grotesque, en brossant des scènes presque loufoques lorsqu'on se dispute au village sur le tarissement de la source. Surtout, il dessine le sud avec bonheur, les accents chantent, les cigales sifflent, la nature est bercée du vent qui caresse les oliviers et les cyprès mais même dans la beauté minérale de ce royaume, la mort rôde, inexorable.
Il ne faut jamais se fier aux ciels les plus cléments car ils couvent les pires orages. Quant au chant des cigales, il peut s'avérer cruel. Dans cette nature merveilleuse, aussi sublime qu'injuste, sous le soleil que les Méditerranéens vénèrent et craignent tout en même temps, capable de tout donner mais aussi de tout faire perdre, sous le soleil de Satan, Manon rayonne de toute sa beauté et de toute sa jeunesse, tandis que le vieux monde paysan et provençal, fait de secrets, de dureté et d'abnégation, s'éteint, à jamais.