Laugier dissèque les âmes à la porte du Purgatoire. Aux confins des corps abandonnés, la funeste mélopée d’une peau de chagrin. Un film aussi poignant pour le cœur que déchirant l'âme.
Il y aurait tant à dire sur ce film qui a eu un véritable impact . Un bouleversement, un choc de sensations, d’émotions allant de la frayeur, à la sidération de l'horreur, de mélancolie à la douleur. Il y a dans ce film une souffrance tellement palpable, qui vient questionner en profondeur la notion de « martyr » et/ou de victime, au sens autant religieux, métaphysique , politique que psychique...Au fond "Martyrs"met à nu des vécus et sensations les plus intimes, renvoie à des fantasmes inconscients très archaïques: des images fortes, viscérales, livrant une détresse insondable diffusée par tous les pores de la peau, la peau comme dernier rempart. Pour ma part, ce n'est pas un film gore , il parle d'autre chose, de très profond qui m'a bouleversée. Certes d'une grande noirceur, d'une tristesse absolue (le mot qui me vient est "déreliction" qui dans son sens le plus exact renvoie à une épreuve de la vie mystique dans laquelle le sujet a le sentiment d'avoir perdu la grâce, d'être dédaigné pour l'éternité.) Mais on parle aussi de déréliction pour évoque un sentiment de solitude et d'abandon extrême. C'est cela que m'a évoqué ce film au delà même de son aspect sanglant et viscéral , la détresse et la manière dont elle est filmée de façon ultime. On peut parler de cinéma extrême qui vient nous pousser dans nos retranchements , en tout cas il a eu cet effet. Et les interprétations sont multiples nous laissant avec grâce à une fin ouverte, sur celle qui nous convient. Est on dans la folie? les effets psychiques d'un épouvantable traumatisme? Une psychose à deux?
D'un point de vue psychanalytique, il m'a inspiré beaucoup de réflexions autour de la violence de l’homme vis-à-vis d'autres humains (allant jusqu'à la déshumanisation) , mais aussi sur la manière dont le réalisateur nous fait partager dans une empathie totale, la souffrance de ses personnages jusqu'à cette scène ultime absolument bouleversante . Articulée à cette question, c'est celle du corps et de la peau qui m'a le plus touchée. Cela renvoie bien sûr à quelque chose de fondamental, originaire ., à la source même de ce qui fait l'individualité, le Moi...ce qu'on appelle le Moi Peau en psychanalyse " parchemin originaire (…) d’une écriture préverbale faite de traces cutanées ». La peau qui est un sac, une interface, un moyen primaire de communication.La peau est ce qui enveloppe le corps et délimite le soi, en établissant une frontière entre le dedans et le dehors , car elle est aussi ouverture au monde, une mémoire vive, surface d’inscription ...Elle exerce aussi une fonction de contenance, d’amortissement des tensions venant du dehors comme du dedans. C'est ce qui fait rempart et nous protège des agressions extérieures ou des tensions intimes.Elle est à la source de l'enracinement du sentiment de soi . Dans mon travail je suis interpellée par ces questions bien sûr , par cette question. Dans le film , pourquoi insiste -on autant sur la nécessité des traces des entailles à la surface de la peau . On peut bien sûr relier cela à la nécessité d'inscrire dans sa chair une marque indélébile en réponse à la la culpabilité ou le sentiment d'une souillure ...Contenu symbolique de la trace autant de ce qui fait traumatisme que de ce qui permet de chercher à s'en défaire.Une partie du film m'a fait penser à ce qu'écrit un auteur que j'aime beaucoup , anthropologue et psychanalyste qui dans un ouvrage de 2003 "la peau et la trace" évoque ce phénomène assez fréquent des scarifications (chez les dos notamment) Il décrit comment le recours au corps en situation de souffrance s’impose pour ne pas mourir.,c'est chercher parfois à se faire mal, pour avoir moins mal sur un autre plan . L'attaque corporelle est précédée d'un sentiment de déperdition de soi, dans une sorte d’hémorragie de souffrance qui détruit les limites de soi. Et alors, le sang, la trace, l’éventuelle douleur paradoxalement viennent remettre un sentiment de réalité .C'est comme si les entailles provoquées avec un tel acharnement étaient alors le seul moyen pour ne pas mourir,pour se sentir vivant encore, pour ne pas disparaître dans l’effondrement de soi. Un moyen désespéré de restaurer les frontières du corps, de l’unité de soi, arrêter la chute dans la souffrance, en effacer le vertige.