2003, l'année Matrix ? Pour bon nombre d'observateurs, c'était l'évidence même. On parle quand même de la suite d'un des films les plus vénérés (et disséqués) de la fin du siècle dernier. Ou plutôt des suites, une méga-production séparée en deux et budgetisées à 300 millions. La dernière à avoir tenté le coup, c'était Retour vers le futur avec ses numéros 2 et 3 avec pour seul résultat la perte d'un tiers de ses aficionados. Exemple insuffisant pour le mogul Joel Silver, qui n'est jamais meilleur que dans l'hyperbole, à coups de "nos films ne rencontrent aucune concurrence cette année", "nous redéfinissons le cinéma pour les années à venir" (Première, n°313). Forcément, on était tous comme des dingues à l'idée de se reconnecter avec cet univers unique en son genre, tâtant aussi bien de la pensée Platonicienne, Descartiennes, Jungienne que de la S.F pure, en passant par le cinéma d'action asiatique (John Woo, Tsui Hark,...), le jeu vidéo et le manga. Les moyens étaient là, et en dépit de leur invisibilité dans les médias, on se doutait bien que la fratrie Wachowski n'allait pas baisser le niveau de ses ambitions. On avait raison.
Pour ouvert que son épilogue soit, Matrix premier du nom pouvait largement se suffire à lui-même. Par conséquent, Reloaded est à la fois une continuation et une remise à plat. L'Élu révélé au grand jour, c'était la victoire assurée ? Plutôt une étape vers LE moment de vérité. Les scénaristes/réalisatrices osent mettre à mal les certitudes de nos héros (et les nôtres avec), sur les notions de contrôle, de libre-arbitre ou des rôles et fonctions de chacun dans un simili-jeu de rôles dont ils sont finalement dépendants (?). Évidemment, tout cela est sujet à interprétation ou réinterprétation. La mythologie se densifie significativement, beaucoup de voies sont tracées. Quant à savoir sur quoi elles débouchent, le spectateur sera libre d'échafauder ses propres théories avant Revolutions (le troisième opus, sorti 6 mois plus tard). Rétrospectivement, cette première suite mérite la bienveillance tant ce qu'elle propose est rare dans la famille des grosses franchises. Une partie des acteurs en bénéficie directement. Keanu Reeves est à son meilleur en Néo, parfaitement à son aise autant sur le terrain physique que le jeu dramatique. Carrie Ann-Moss laisse entrer plus humour et de douceur en Trinity, ce qui fonctionne très bien. Hugo Weaving ferme le podium avec brio, le comédien apportant de petites touches d'humanité à un Némésis désormais imprévisible. Bâtie tel un grand ride parsemé de tournants fous (le combat contre cent agents Smith, le duel au château, l'autoroute), la séquelle est avant tout mue par un désir de remanier ou renverser la table. Ce qui va également lui porter préjudice.
D'abord flattées puis contrariées par la récupération massive de l'esthétique Matrix, les sœurs Wachowski ne souhaitaient plus recourir aux mêmes signatures. D'où la stupéfaction face à un Reloaded dégobillant de ralentis et de VFX pour le moins inégaux. Ce qui abime les meilleurs moments, quand les comédiens/cascadeurs laissent la place à des doublures numériques lisses et rigides lors du fameux burly brawl, ou même à divers moments de la course-poursuite (notamment le combat sur le toit d'un camion). On a plus l'impression d'assister à une cinématique de jeux vidéos qu'à du cinéma. Visuellement, ce second volet est une déception incontestable. Sans espérer une nouvelle percée, on était en droit d'attendre un rendu moins artificiel.
Plus surprenant, la manière pour faire tenir l'ensemble ne convainc qu'à moitié. Le rythme est étrange, coincé entre accélérations et calages (énorme ventre mou à Zion) jusqu'à presque noyer le moteur du film. Ce qui touche malheureusement beaucoup de seconds-rôles. Premier sacrifié, Laurence Fishburne alias Morpheus se voit délesté d'une énorme partie de son charisme, notamment lors d'une séquence de rave souterraine déconcertante. Les nouveaux venus ne seront pas mieux traités. Monica Belluci et Clayton Watson n'ont pas grand chose à défendre, Jada Pinkett-Smith apparait trop brièvement pour qu'on s'intéresse à elle. Le seul à émerger demeure Lambert Wilson, à l'origine d'une des séquences où les Wachowski infusent charme et malice au même endroit.
Nul besoin d'attendre Revolutions pour se faire une opinion. Ce type de déviation n'a jamais eu de sens quelle que soit la saga. Reloaded se tient par lui-même, ni très bien ni vraiment mal. Les décisions sont osées mais saines, la mise en application coince d'avantage. À vouloir aller trop haut trop vite, Joel Silver et le tandem de cinéastes ont surtout vu trop gros. Moins de trous d'air dans l'intrigue et une meilleure gestion des effets numériques auraient sans nul doute minimisé les quelques écarts de conduite. On ne peut reprocher au film ni sa générosité ni sa témérité. S'il n'a pas les épaules pour tenir toutes ses promesses (comment aurait-il pu ?), il ne manque pas de caractère pour un numéro 2. Cela saute encore plus aux yeux avec les années, à l'aune des suites qui enchaînent les mêmes structures mécaniques au lieu de les désosser. Trop chargée, cette Matrice gagne cependant à être réévaluée (même modérément).