Après avoir énoncé les raisons de la révolte, et accessoirement fait un carton international, les Frères Wachowski donnent une longue suite à Matrix, en deux parties bien distinctes. Dans cette première charnière, les réalisateurs se concentrent sur la providence de l’élu pour la survie du collectif autant que sur l’indispensable puissance rédemptrice et salvatrice de l’amour. Matrix Reloaded commence de dévoiler
l’aspect christique, et donc, spirituel, de l’émancipation individuelle
à travers un métrage nettement moins entraînant que le précédent, aux rythmes incertains, plus complexe également, en ce sens qu’il fait profondément appel à la réflexion pour que sa compréhension n’y soit pas superficielle. Si le propos prend le pas, certains aspects y restent opaques et, parallèlement, la mise en scène, toujours appliquée, s’égare un peu.
Dans la forme, ce second épisode reprend sur les mêmes bases que l’opus précédent, avec une séquence qui voit de nouveau s’affronter Trinity et une ribambelle de flics et d’agents. Sauf qu’ici c’est Trinity qui attaque. La scène s’achève sur le réveil poisseux de Neo qui s’extirpe du cauchemar, renouvelant alors la forme dialectique initiale qui joue de
cette frontière imperceptible entre les décors oppressants du cauchemar et les dangers tangibles du réel.
Dans la structure narrative, Matrix Reloaded emprunte à l’univers Star Wars, notamment à The Empire (Of The Machines) Strikes Back : la quête principale emmène la troupe des héros de la résistance à la recherche d’un homme providentiel – le Maître des Clefs – qui saura leur livrer l’indispensable information d’une fenêtre de tir précise et limitée pour s’introduire au cœur du système et envisager, enfin, de détruire définitivement l’ennemi.
Comme l’opus précédent le film contient une dense et belle collection de scènes d’action – combats, poursuites et cascades, gros calibres et explosions – mais malheureusement les impérieux besoins de développer formellement cet aspect du message amènent aussi quelques (trop) longues séquences de sensualité et de romantisme qui, malgré leur place dans les implications du récit, viennent briser l’élan du rythme et égrainer de longueurs inutiles la narration principale. Car après la prise de conscience révolutionnaire, il faut trouver
la force de se projeter vers son destin,
d’avancer vers son but : cette force, c’est évidemment l’amour, préalable indispensable à l’acceptation de l’existence, graine de sens. Si, en soi, la séquence de la caverne, va-et-vient sensuel entre les corps du duo amoureux et ceux qui dansent, transe collective, aux tambours électroniques de l’espoir retrouvé, est une belle leçon de narration symbolique alternée, elle dure bien trop longtemps dans l’introduction de cet épisode pour ne pas y suspendre le rythme et décrocher, bien trop tôt, le spectateur venu comprendre plus avant les méandres incertains de la matrice.
Le scénario garde une impeccable cohérence, la réalisation reste de haut-vol.
Mais
l’amour venu mettre son grain de sable dans les rouages,
la narration s’y soumet. Intelligemment mais avec malheureusement les longueurs inhérentes. Parce qu’il faut s’y poser pour en sentir le poids : amour exclusif ou survie collective ? Matrix Reloaded, après l’éveil des consciences du premier métrage, vient interpeler le sens moral des spectateurs. Le choix proposé à l’élu, ainsi qu’aux spectateurs, affirme
le dilemme de l’individu, rouage dans la société,
et pose la question morale des sacrifices nécessaires au changement.
Évidemment, puisque le film ne s’arrête pas là avec une seconde partie annoncée, le choix du héros peut être pernicieux, laisser son amour, égoïste, primer et condamner alors tous ceux qu’il sacrifie pour les doux yeux d’une femme.
Là sont les longueurs, dans cette alternance entre l’urgence de s’introduire au cœur du serveur central pour y faire exploser les failles et l’abandon lascif aux sentiments primaux de ce qui fait justement notre humanité, de l’amour, ce pour quoi justement l’homme se bat.
Conclusion évidente du paradoxe : l’harmonie n’existe pas puisque l’équilibre reste toujours incertain tant l’humain est, de nature chaotique et mouvementée, imparfait. Le final de l’épisode vient ainsi rappeler
les cycles inexorables de l’histoire humaine,
mettant en exergue l’ascension d’une société jusqu’à son apogée avant qu’elle ne sombre dans l’inévitable déclin de la décadence pour céder la place, de nouveau, à la renaissance de ses cendres en un cycle réitéré.
Le combat n’est jamais qu’au cœur de chacun,
de trouver l’équilibre entre sa place au monde vers l’élévation collective tout en préservant la place de l’autre, de l’amour, en son cœur pour y maintenir l’énergie propice aux mouvements de l’ensemble. L’amour au cœur, équilibre précaire et intenable, vicié collectivement par la somme improbable de tous les déséquilibres anodins du quotidien de milliards de battements de cœur et de vacillements incertains.
Réalisation impeccable, photographie superbe et chorégraphies toujours sublimes, immersion et utilisation des décors dans les moindres recoins et sous la minutie des plus beaux effets, Matrix Reloaded est la digne suite de son culte prédécesseur mais là où les Frères Wachowski lèchent formellement leur narration d’une illustration audiovisuelle soignée et intelligente, le rythme envolé se pose imperceptiblement, jusqu’à ce que les longueurs nous déconnectent. L’amour au cœur de Neo pèse sur ses choix, pèse sur la fluidité du suspense, pèse sur les nécessaires adaptations formelles auxquelles la narration doit se soumettre : tout en admettant l’indispensable essence vitale de l’amour, Andy et Larry Wachowski en illustrent le poids dans la continuité de l’existence,
ce grain de sable au cœur qui vient y suspendre les élans du réel.
Y reposer intelligemment autant que maladroitement les élans du changement pour y creuser les voies de la compréhension globale d’une proposition spirituelle en vue de dépasser l’insignifiant matérialisme de nos mornes existences. Entre errance formelles et symboliques pour ancrer les différents plans d’appréhension du monde et nécessité de l’amour, le métrage promène le spectateur sans l’emmener directement vers les métaphores du récit. Le perdant là.