(Attention des « spoilers » se sont glissés dans la matrice)
Devant un ciel irisé déroutant, à l’attention de la petite Sati, l’Oracle prophétisait alors bien la chose, à la fin de Matrix Revolutions. Neo pouvait revenir, un jour. Au risque de faire mentir le destin mortifère qu’on lui connaissait. Lana Wachowski réalise aujourd’hui la prophétie avec Matrix Resurrections, en recherchant moins à nourrir notre satisfaction qu’à nous tendre un miroir pas si déformant que cela.
Et si on devait arriver à la conclusion que Matrix Resurrections suit un programme prédéfini, celui-ci est certainement dévoilé dès le premier plan du film. Ainsi on voit des forces spéciales avancer dans la pénombre d’un couloir miteux, la caméra filme surtout les pas de l’un d’eux jusqu’au point où il marcherait presque sur l'objectif. Sauf que le truchement se révèle, la caméra filmait en réalité un reflet dans une flaque d’eau. La boots surgit donc du côté opposé de l’écran pour produire quelques ondulations inoffensives au lieu de s'écraser avec violence sur l'écran de l’autre côté duquel nous nous tenons dans nos fauteuils.
La première partie du film suit ainsi cette volonté de marcher directement sur la figure de nombreuses parties prenantes. Cette satire frontale tire autant sur les spectateurs (une enseigne à néons où est inscrit « For Those Who Love to Eat Shit ») que les sociétés de production (la Warner prise à partie à propos de sa volonté à rebooter Matrix quoi qu’il en coûte). La deuxième partie, qui débute avec l’arrivée de Neo à IO atténue l'acidité du propos (le nom IO renvoie en partie à la notion de dualité quand on pense au symbole du bouton « marche/arrêt » de nos machines ou encore au mythe grec de cette femme -humaine- Io transformée en génisse -animale-, une dualité qui se retrouvera dans cette cité où cohabitent étonnamment des humains et des machines). Lana Wachowski se concentre alors à délivrer l’histoire qu’il s’agissait pour elle d’inventer afin de justifier une certaine qualité narrative à Matrix Resurrections. L’occasion de mieux comprendre la logique du récit, la résurrection de Neo et Trinity et les oppositions qui se joueront face à un agent Smith remanié et l'Analyste, nouvelle figure mythologique de la série ayant découvert le secret d’un rendement prodigieux d’énergie pour le monde des machines despotiques. Un récit qui se fera alors dans une ambition retenue, intimiste, à l'image des douces ondulations mentionnées plus haut. Le coup de poing lancé se mue en caresse pour délivrer avec innocence l'histoire d'un preux chevalier à peine réveillé accourant par grands moyens au chevet de sa princesse encore endormie (ce motif de conte merveilleux est d'ailleurs l'objet d'une allusion à Raiponce faite par Morpheus à l'égard de Neo enfermé dans une tour par la "cruelle" Niobe).
A partir de là, et passé le plaisir de tout l’aspect « meta » du film dont il est difficile de tracer clairement les contours au vu de la richesse visuelle et verbale de l’ensemble, Matrix Resurrections entreprend une histoire de sauvetage d’un classicisme confondant au regard des autres blockbusters. Un plan, une évasion, un climax contre le reste du monde, quelques prérequis à réaliser au passage avec le soutien surtout fonctionnel de Niobe et Sati. La coquille devient alors très identifiable mais le moteur sempiternelle de l’Amour, à nouveau utilisé ici, serre la gorge au regard des enjeux surtout personnels de Lana Wachowski. Les deux soeurs ont en effet perdu leurs parents coup-sur-coup. Le film se présente alors comme une introspection à 150 millions de dollars. Loin semble être la machine filmique pensée et designée comme une machine à frique. Un blockbuster émotionnel qui en ne se souciant pas de rencontrer les attentes inscrites dans l’algorithme parvient tant à trouver une cohérence spirituelle avec la trilogie originale qu’à servir de réceptacle aux états d’âme de Lana Wachowski.
Pour ce qui intéressait au plus haut point, à savoir l’action, Matrix Resurrections botte en touche dans le deuxième tiers du film, après une première partie ayant ses petits moments de bravoure (un rebond après un grand saut et une échauffourée détrempée dans un bureau avec le grand retour de Smith, Desert Eagle au poing). Le climax relance la machine avec une bagarre étouffante dans un café, le Simulatte, qui se poursuivra jusqu’en haut d’un immeuble (un film d’une telle ampleur qui se finit par un saut de la foi, c’est autant anti-spectaculaire qu’audacieux). Quoi qu’il en soit la révolution visuelle n'adviendra pas, ni-même dans le court-circuitage du célèbre bullet-time par l’Analyste (une séquence palpitante avec une balle en pleine pomme). Cependant, malgré un découpage parfois intempestif sur le papier, la fluidité ressentie est maîtrisée. Ce flux tendu se pare de visions saisissantes ajoutant au film une plus-value singulière (une moto lancée dans des explosions, Neo et Trinity acculés par une horde de bots alors qu'ils voudront se saisir la main, un train mis à mal par une roquette qui interconnecte les espaces, un double coup de poing entre Neo et Smith ou encore une chambre "nuptiale" infernale).
L’incrustation d’images de la première trilogie de films dans les replis de Ressurections (images supposément issues d’une trilogie de jeux vidéos d’un point de vue diégétique) appellera une certaine connaissance de celle-ci afin de mieux contextualiser les références et d'en tirer des premières bribes de sens dans le feu de l'action. Utilisées comme des réminiscences instantanées pour le spectateur et comme des flashbacks traumatiques supposément imaginaires pour Neo, ces images finissent par concrétiser une oeuvre qui s'envisage avant tout comme un commentaire de notre rapport profond avec le divertissement d’antan et d’aujourd’hui. La pénétration de ces images directement dans un décor du film (un cinéma à l'abandon) servira d'ailleurs, selon Bugs et le nouveau Morpheus, à calmer l'anxiété de Neo à coup de nostalgie. Une nostalgie qui pourtant ne lui fera pas choisir plus facilement la pilule rouge qu'il ingurgite juste après si on part du principe que le choix n'est qu'une illusion. A partir de là le message est clair, la nostalgie qui ameute les gens en salles reste tout de même d'un superflu incroyable.
Au final, en dédiant ce film à ses parents (« Love is the genesis of everything » voit-on à leur égard dans le générique), Lana Wachowski démontre que l’authenticité d’un blockbuster ne peut se défaire d’une certaine liberté autonome (pléonasme redevenu nécessaire) de création. Car il faut bien y mettre quelque chose de son humanité pour espérer accoucher d'une oeuvre d'art à part entière. Que le résultat soit grandiose ou non importera alors moins que l’invitation qu’elle nous fait. A savoir exiger à nouveau d’en attendre plus du cinéma grand public (en plus d'en attendre quelque chose au départ) et de freiner ce rituel des remakes, reboots et autres sequels rébarbatifs des années après la bataille. Toute révolution commence par l’ouverture de portes longtemps (re)fermées, Lana Wachowski semble bien décidée à y aller à grands coups de pieds.