Métamorphose narcissique
J'aime beaucoup le cinéma de Todd Haynes, lorsqu'il s'attache à porter sa caméra au delà du mur des apparences pour disséquer un certain "American way of life", et traquer les malaises et...
Par
le 26 janv. 2024
60 j'aime
9
Voir le film
Plusieurs dizaines de milliers de films existent que nous ne verrons jamais et parmi eux la multitude de mélodrames tirés de faits divers réservés aux après-midi de semaines sur le câble, L'actrice jouée par Nathalie Portman vient de cet univers télé, et pour parvenir à incarner le rôle de son premier film de cinéma, elle vient rencontrer celle qu'elle va incarner à l'écran, dont l'histoire a fait les beaux jours de la presse à scandales des années plus tôt.
Cette dernière et son mari, beaucoup plus jeune qu'elle (Charles Melton, idoine) vivent avec leurs enfants dont les tout derniers fraichement diplômés vont partir à la fac, et si cette intrusion vient légitimement perturber leur équilibre en faisant remonter un passé dont nous découvrons progressivement l'abîme, ce quotidien policé se lézarde rapidement, nous entrainant dans des profondeurs peut-être convenues mais sublimées par l'interprétation et une mise en scène rendant le scénario plus surprenant que sa lecture pourrait le faire croire.
Au jeu des apparences,l'actrice débarquée en province fait d'abord preuve d'empathie et prétend se fondre dans le décor, mais cette modestie n'est qu'un leurre, car elle peut aussi bien jouer de sa célébrité, comme devant ce parterre de lycéens étudiants en théâtre, pourtant déjà acquis à sa célébrité, qu'elle s'emploiera pourtant à subjuguer. Et le premier thème du film ainsi de se dévoiler, car d'emprise, il sera bien question, que ce soit d'elle ou d'une autre, autant que de vérité et d'image. Il devient rapidement évident que l'actrice ne recule devant rien et est prête à manipuler tout le monde dans sa quête de "vérité". Persuadée qu'elle est de sa supériorité morale ou intellectuelle sur son entourage, elle dévoile une forme de mépris assimilable à celui d'une classe ou d'une caste, ici hollywoodienne. Cependant, son travail de mimétisme avec son sujet s'avère passionnant à suivre, il faut dire qu'il est incarné par Julianne Moore, une des rares interprètes américaines experte de ces ambiance ambivalentes. Il n'en fallait pas moins pour restituer le malaise et le poids du tabou qui vont infuser la pellicule au fil du récit.
Ensuite, c'est l'arrivée d'un colis piégé puis d'autres récits de famille, d'un fils sacrifié, d'un ex-mari et d'un milieu. Tout va beaucoup plus vite. Les normes sociales en vigueur et leur trouble sont esquissés d'un trait sûr et sans affèteries. On respire, pourtant la pression monte.
Les deux comédiennes sont exceptionnelles et jouent sur des palettes bien différenciées, servies par l'écrin d'une mise en scène qui ne les opposent jamais directement, à une exception près. Autre élément au crédit du dossier, le récit du mari plus jeune qui prend une densité que personnellement je n'avais pas vu venir, incroyable dépiction des retombées collatérales d'une situation tordue, rarement montrée de la sorte et comme par inadvertance.
Car attention: si par le passé les films de Todd Haynes versaient dans la représentation glacée des apparences d'une société puritaine fantasmée, subvertie par touches successives, qui pouvaient donner l'impression de se concentrer sur le vernis plutôt que le trouble, au point qu'il n'était pas exclu de retenir quelques bâillements voire plus si manque d'affinités, ce n'est pas le cas ici. Des éléments de liberté identifiés chez Almodovar, cet autre adepte absolu du mélo, dégagent une ampleur voire une pulsation inédite, que confirme une sensualité louvoyant vers une perversité jamais perçue en tel appareil chez ce cinéaste . En ce, sans rien perdre en maîtrise.
D'ailleurs, la note de musique outrée et caricaturale venant surligner un plan inquiet de Suzanne Moore dès sa première scène nous en donne l'indication, comme si Haynes nous signifiait que s'en était fini du temps où il se prenait au sérieux, et que s'il poursuivait le dévoilement d'un drame, il aurait désormais l'élégance de faire confiance au spectateur, en dévoilant son jeu _contrairement à ses personnages.
Une barre a clairement été franchie,le film n'étouffe jamais et confirme les promesses de renouveau des premières scènes, prenant une ampleur sidérante. C'est formidable, d'autant plus que je venais de voir La zone d'intérêt la veille, et là paf, deux grands films.
Ça redonne envie. Et d'en parler.
Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les films américains vus en 2024
Créée
le 6 févr. 2024
Modifiée
le 8 févr. 2024
Critique lue 19 fois
1 j'aime
D'autres avis sur May December
J'aime beaucoup le cinéma de Todd Haynes, lorsqu'il s'attache à porter sa caméra au delà du mur des apparences pour disséquer un certain "American way of life", et traquer les malaises et...
Par
le 26 janv. 2024
60 j'aime
9
On ne peut pas donner tort au réalisateur Todd Haynes de reprendre le thème musical hantant et entêtant de l'excellent film de Joseph Losey, Le Messager (ayant remporté la récompense suprême à Cannes...
Par
le 23 janv. 2024
27 j'aime
7
Présenté en compétition au dernier festival de Cannes où il en est néanmoins reparti bredouille, le nouveau film de Todd Haynes, brillant réalisateur américain habitué de la compétition cannoise, a...
Par
le 11 janv. 2024
26 j'aime
11
Du même critique
Film à sketches et donc inégal, racontant les conséquences entrainées par un ticket gagnant à la loterie, le début dans les rues de Marseille situe bien le sujet et son genre d'humour noir, plutôt ...
Par
le 15 mars 2024
6 j'aime
1
La crainte du génie est le commencement du goût disait Hugo en parlant d’Eschyles et les plus cinéphiles d’entre nous connaissent ces films-mondes qu’il arrive parfois, rarement, de croiser au...
Par
le 15 juil. 2024
3 j'aime
2
La résistance s'organise Règle N°20: Ne pas toujours se fier à une bande annonce. Si comme moi après avoir visionné la bande-annonce deux-trois fois vous pensiez trouver dans ce film un ersatz...
Par
le 19 avr. 2024
3 j'aime