" Mais pourquoi vous êtes-vous drogués, papa ?"
"Je ne sais pas Ibrahim, on fait cela comme ça."
Ibrahim de Samir Guesmi se termine sur ce dialogue simple entre un père et son fils qui sait que si son père a survécu, sa mère est morte d'une overdose.
Mickael/ Vincent Macaigne a peut-être connu la mère d'Ibrahim, peut-être était-elle Anna qu'il a emmenée une nuit aux urgences suite à une overdose ?
Médecin de nuit d'Elie Wajeman est un film nocturne qui ne voit jamais le jour se lever. Il raconte l'histoire d'un de ces médecins qui sillonnent les rues des mégalopoles pour se rendre aussi souvent au chevet d'une personne dévorée par ses angoisses que d'une autre frappée d'un malaise en pleine nuit quand aucune consultation de ville n'est ouverte. Mais la nuit n'est pas que peuplée de personnes désemparées, de personnes confrontées à des douleurs soudaines. La nuit est également peuplée d'hommes et de femmes pour qui le jour et la nuit se ressemblent et qui ne vivent qu' au rythme infernal des speed et des crash liés à la consommation de substances hallucinogènes ou psychotropes.
Le médecin de nuit est également le praticien qui rencontre ces malades-là, souvent au coin de la rue, et il s'agit bien d'hommes et femmes qui souffrent d'une maladie. Ils souffrent d'une addiction insoutenable et incontrôlable à une drogue qu'ils combinent parfois à des médicaments et à l'alcool. Le subutex est cette molécule que la loi autorise comme substitution aux drogues. Sa prescription est faite par un médecin et le médicament est fabriqué sous contrôle et distribué sur ordonnance dans les pharmacies. Prescriptions et délivrances du produit se font sous le contrôle étroit des autorités sanitaires afin de prévenir les dérives possibles.
Mickael prescrit à la chaîne du subutex. Le bouche à oreille, la facilité d'accéder à lui à toute heure de la nuit en font un gros prescripteur dont son cousin pharmacien honore les ordonnances. Si Mickael se voile la face en se réfugiant derrière une rhétorique militante, son cousin a une vision beaucoup plus terre à terre de son activité. Sa motivation c'est l'appât du gain et il illustre bien les dérives possibles quand la réponse à un problème sanitaire de cette ampleur et aussi sensible est laissée à la seule appréciation d'hommes isolés dont les motivations peuvent poser problème à un moment ou un autre. Dès lors, ceux qui sont censés contribuer à la solution du problème deviennent les acteurs d'une amplification de ce problème.
Dans un tel contexte, la demande dépasse très rapidement l'offre et la violence devient maîtresse du jeu. Médecin de nuit, sans être à proprement parler un documentaire, montre avec précision et pertinence la montée en puissance du dévoiement de la réponse individuelle au problème.
La consommation de drogues doit être regardée comme le développement d'une maladie que ceux qui en sont frappés ne peuvent surmonter par leur seule volonté. Ils ont besoin de soins et ceux-ci nécessitent la mise en place de protocoles pertinents et de structures sanitaires adaptées. Ces réponses ne souffrent pas la stigmatisation et les discours sécuritaires démagogiques et à l'emporte-pièce.
Les salles de shoot, officiellement salles de consommation à moindre risque (SCMR) sont une des réponses. Elles permettent aux malades de l'addiction de se droguer dans des conditions sanitaires optimales. Leur proximité avec une structure hospitalière permet une assistance rapide et, surtout, le contact régulier, peut-être même suivi, avec des soignants qualifiés. Il y a quelques décennies déjà, la Hollande avait été pionnière dans ce domaine, non sans succès malgré les cris d'orfraie de ceux qui préfèreront toujours la stigmatisation à la recherche de solutions véritables et satisfaisantes.
Si la question de la réponse à la toxicomanie vient immédiatement à l'esprit en voyant le film, il en est une autre, toute aussi centrale. La médecine de nuit est une médecine de l'urgence qui met les praticiens à rude épreuve. Plus solitaire que celle pratiquée dans les services urgentistes des hôpitaux, elle en est plus stressante et certainement plus lourde de conséquences sur l'équilibre personnel et la vie familiale.
Ce n'est pas tant la nature de la patientèle qui est en cause mais surtout les conditions d'exercice qui interpellent : la solitude avec une forme d'isolement et la nuit, quand beaucoup de repères se disloquent. Le choix de cet exercice de la médecine peut faire perdre un contact équilibré avec les réalités de la vie et les règles de la déontologie professionnelle. La différence est bien soulignée par l'apparition dans le film d'une équipe de praticiens de Médecins du monde intervenant dans un dispensaire venant en aide à une population marginalisée. Mickael envisage d'ailleurs une reconversion dans la médecine sociale qui lui permettrait de poursuivre les engagements qui lui tiennent à cœur, tout en lui permettant de retrouver sa famille et de bénéficier d'un soutien collectif.