Qu’arrive-t'il à un rêve quand celui-ci est perpétuellement repoussé ? C’est la question que se posait le Langston Hugues dans un de ses poèmes les plus célèbres ("Harlem", 1951), et c’est une forme de réponse qu’apporte le nouveau long métrage de Francis Ford Coppola, Megalopolis, projet-passion en gestation depuis les années 1980.


Disons-le tout de suite, dans une ère où il devient de plus en plus difficile de réaliser des films à gros budget qui ne soient pas des suites ou des reboots de films existants, on peut se réjouir de la sortie de Megalopolis, qui demeure une proposition originale dans un monde qui en manque de plus en plus cruellement.


Proposition originale, certes, mais hélas pas particulièrement novatrice, que ce soit dans les idées explorées, dans les visuels, dans la narration… En fait, j’ai eu l’impression tenace, durant toute la séance, d’un film qui avait bien 30 ans de retard à tous les niveaux, d’une vision déjà désuète du futur, bref d’un rêve réalisé trop tard par un réalisateur ayant perdu son statut de visionnaire depuis un bout de temps.


Commençons déjà par un problème que j’aurais sans doute pu outrepasser si le film avait été meilleur : sa vision antédiluvienne des rapports homme/femme. Celle ci ne vient apparemment pas d’un script qui n’aurait pas été mis à jour depuis les années 1980, mais d’une volonté de Coppola qui claironne dans tous les médias que son film n’est pas woke. D’où sans doute la présence au casting de Shia LaBoeuf qui a pourtant des affaires très glauques sur le dos, d’où le comportement problématique de Coppola sur le plateau de tournage avec des figurantes qui n’avaient rien demandé, d’où surtout des intrigues anti me-too mal amenées qui tombent comme un cheveu sur la soupe au milieu d’une trame principale déjà pas passionnante à suivre. A cela s’ajoute une vision passablement rétrograde des femmes, ces dernières apparaissant uniquement sous la forme dichotomique basique de la maman ou la putain (ou l’une puis l’autre dans le cas du personnage de Julia), un peu gênant pour une œuvre qui se veut avant-gardiste mais qui, sur le front du genre, sent surtout la naphtaline.


Ce problème est, quelque part, le moins grave sur le plan artistique (sur le plan éthique c’est autre chose), si ce n’est qu’il induit une certaine prédictibilité dans le scénario et ne donne pas grand-chose à faire aux actrices. Nathalie Emmanuel fait ce qu’elle peut, mais je n’ai pas l’impression qu’elle puisse grand-chose étant donné son jeu guindé au possible, et Aubrey Plaza est la seule personne du casting qui a l’air de s’amuser un peu avec sa caricature de femme fatale à la teinture presque aussi offensante que son arc narratif. De manière générale, les acteurs sont soit en roue libre pas drôle (Shia LaBoeuf) soit involontairement hilarant (Jon Voight qui n’a pas l’air de savoir où il est la moitié du temps) soit en pilote automatique (Adam Driver qui semble surtout être venu toucher un chèque).


Pour leur défense, ils et elles ne sont pas aidées par un scénario bancal et des thématiques mal explorées. Les coupes drastiques dans ce qui était de toute évidence un film beaucoup plus long n’aident certes pas à la cohérence de l’ensemble, et certains fils narratifs apparaissent et disparaissent comme ils sont venus, leur conclusion étant sans doute restée dans la salle de montage. Cependant le film reste compréhensible, le grand malheur étant qu’il n’y a, hélas, pas grand-chose de bien stimulant à comprendre.


Prenons d’abord le parallèle entre l’empire romain et l’empire américain, entre Rome et New York. Sur le papier, la comparaison aurait pu être fructueuse : d’un Sénat à l’autre, les intrigues ne se ressemblent-elles pas ? Du culte impérial au culte présidentiel, n’y-a-t ’il qu’un pas ? Les nouveaux Colisées ne sont-ils pas aujourd’hui les stades géants de football américain, la mi-temps du Superbowl ayant remplacé les combats de gladiateurs ? Ce dernier point offre au film une de ses séquences les plus réussies, celle du mariage, avec sa réplique du Circus Maximus et une belle séquence de concert. Le reste du temps, plutôt que de creuser les similitudes entre l’empire romain et l’empire américain, Coppola utilise uniquement la Rome antique uniquement comme décor, comme inspiration plastique mais pas vraiment thématique. Les héros ont de petits manteaux-toges assez drôle, ils fêtent les Saturnales, et ils ont des noms romains faisant référence à divers personnages ayant précipité la fin de la République romaine.


Parfois, le choix a un sens (le personnage de LaBoeuf, Clodio, est bien modelé d'après son homonyme, Publius Clodius Pulcher, grand démagogue et homme à la moralité douteuse) parfois pas du tout, ou alors il s'est perdu dans le montage (pour quelqu'un qui s'appelle Cicéron, le personnage de Giancarlo Esposito a des discours bien nuls). Comme pour la majorité des citations d'œuvres (en vrac : Hamlet, les Pensées de Marc Aurèle, Métropolis etc.), ou d'évènements historiques (le 11 septembre ???? l'attaque du Capitole ??????) le lien thématique n'est pas ou mal établi, si bien que ces citations et parallèles agissent plus comme des distractions qu'autre chose.


Au fond, l'histoire racontée est simple : un homme providentiel veut construire une cité utopique pour heu… pas les gens qu'il dit d'abord dédaigner… mais ensuite peut-être un peu quand même… puisqu'il faut qu'on soit tous et toutes unies pour l'avenir de nos enfants ( ????) Le personnage de César, l'architecte, aurait pu et même du être plus complexe puisqu'il est basé si je ne m'abuse sur Robert Moses, urbaniste très décrié qui voulait quadriller New York d'autoroutes dans les années 1950 -1960. Si on voit bien César détruire du logement populaire, on nous fait plus ou moins comprendre qu'il agit pour le bien de tous (ha !) et que sa vision est bonne pour l'humanité. Et quelle vision ! La Mégalopolis du film est bien ma plus grande déception.

D’un point de vue esthétique, c’est moche, les images de synthèse craignent, le design basé sur la nature est vu et revu. D’un point de vue urbain, ces design vides, sans habitations visibles, sont un non-sens à moins qu’on considère que la ville n’a plus d’habitants pour des raisons mystérieuses ? Bref, la vision d’ensemble ne provoque ni émerveillement ni intérêt quelconque, et il est assez ironique de constater que la seule innovation un peu futuriste, celle des trottoirs qui bougent tous seuls, est en fait une référence à une invention présentée lors de l’exposition universelle de Paris de… 1900.


À vouloir aborder tous les sujets (l’empire romain, l’urbanisme, la vie politique) Coppola fait les choses à moitié à toutes les étapes, et se rattrape à peine dans ce qui devrait être son domaine d’expertise, la production d’images marquantes. Mise à part quelques séquences sympathiques (la scène de la filature avec les statues qui tombent, les scènes sur l’horloge géante suspendue dans le vide, la scène du concert) c’est globalement assez moche, et le montage assez abrupt n’aide pas à créer une quelconque atmosphère. Plusieurs fois durant mon visionnage j'ai regretté d’autres films qui font ce que Coppola a tenté de faire, mais en mieux. La comparaison qui m’est venue tout de suite est Strange Days (1995), de Kathryn Bigelow, qui utilisait le contexte politique brulant des années 1990 pour décrire un futur proche réaliste, dystopique et prophétique avec une fin un peu mièvre mais logique dans le contexte du film.


Si Bigelow avait déjà un pied dans l’an 2000 en 1995, Coppola a lui bien trente ans de retard, et n’a finalement que des platitudes à offrir sur les temps troublés que nous vivons, du type l’amour vaincra et tout ce tintouin. Sans doute devient-il sentimental dans son grand âge, sans doute-a-t-il mérité de s’offrir une dernière folie après avoir tant donné au cinéma, sans doute peut-on lui pardonner cet excès d’hubris qui respecte bien, cette fois, l’inspiration antique. Malheureusement l’impression qui domine ici est celle d’un film raté, ou plutôt à moitié terminé, des thématiques à demi-exploitées, des acteurs à demi-impliqués, une démesure somme toute trop sage pour émerveiller réellement, une folie trop attendue et contenue pour vraiment choquer. Et au bout, l’ennui, crime capital s’il en est.


Peut-être que certains rêves devraient rester secrets.

cielombre
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le 28 sept. 2024

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cielombre

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