Probablement le film à la fois le plus énervant et le plus intriguant qu’il m’aura été donné de voir cette année. Tellement frustrant de se dire que "Megalopolis" avait tout le potentiel pour devenir un chef d’œuvre, un véritable monument de la SF. Pari à première vue perdu pour Coppola, qui nous livre ici un film bourré de propositions passionnantes mais à l’exécution chancelante, résultat d’un travail colossal mais aussi d’un laborieux parcours de conception/production de plus de 40 ans. Un film tellement riche en idées et concepts que plusieurs visionnages sont nécessaires pour tout y percevoir.
Car le récit de "Megalopolis" pâtit grandement de son rythme inégal, alternant moments très longs et quasi soporifiques et enchaînements sans transition nous plongeant dans un trip sous acide. Le film semble avoir été comme charcuté à la truelle, le tout manquant de cohérence, de souplesse et de liant entre les scènes. En plus, les passages très pompeux présents tout au long du film le rendent encore plus difficile à suivre : citations philosophiques et concepts abstraits, transitions narrées ou écrites (voire littéralement gravées dans le marbre), tirades à rallonges imitant les discours politiques latins (ce qui, sans être dénué d'intérêt, rend les monologues des personnages assez ronflants)… Quant aux idées foisonnantes proposées par le film, elles ne rendent pas la tâche plus simple : tout manque clairement de structure, et Coppola nous envoie tant de concepts en pleine face à la fois qu’il devient difficile de tous les digérer. En résulte une hydre à cent têtes, dont les cous s’entremêlent en un joyeux chaos désorganisé.
Même sur le plan visuel, les résultats ne sont pas à la hauteur de nos attentes. Malgré des décors plutôt variés et intéressants, quelques scènes oniriques d’une grande beauté et des mouvements de caméra assez audacieux, le concept et l’architecture de la "méga-cité" ne sont malheureusement pas suffisamment mis en valeur. On aurait pu espérer des effets visuels encore plus fous, impressionnants et ambitieux pour sublimer comme il se doit un projet d’une telle envergure.
Si le film reste ponctué de passages choc (ex : la tentative d’assassinat sur Cicero dans la voiture, ou encore la vengeance de Crassus sur Wow et Clodio) et de scènes empreintes de beauté et de poésie (comme celle où Catilina retrouve son pouvoir grâce au soutien de Julia) et appuyées par les morceaux majestueux et jazzy d’Osvaldo Golijov, certains moments auraient gagné à être mieux exploités. On pense notamment à celle de la fuite de Cicero et Julia dans le métro, avec son long et superbe plan fixe au cadre désaxé qui isole les personnages dans un coin de l’image pour les faire paraître tout petits, réduits à l’impuissance et à l’exil face à la gravité de la situation – mais qui aurait pu se conclure de façon plus impressionnante et tragique par une attaque de la population rebelle (ou des ennemis de Cicero) sur l’arrière du wagon.
Pour revenir aux aspects plus positifs du film, l’un de ses thèmes intéressants les plus centraux (et qui constituent l’essence même de ce dernier) est le temps – alors que passé, présent et futur s’y entremêlent en permanence. D’abord, on note évidemment les parallèles faits entre la cité futuriste New Rome, la Rome antique et la naissance des Etats-Unis, pour démontrer la répétition des modèles et caractéristiques des sociétés passées – et dénoncer par la même occasion la répétition de leurs tares, injustices et erreurs commises. Ça passe par une multiplication des références à ces périodes de l’Histoire, notamment avec les noms des personnages (certains de ces derniers se révélant même comme des miroirs de figures historiques latines et des Etats-Unis embryonnaires des XVIIIème-XIXème siècles), les éléments d’architecture, de culture et de civilisation (ex : l’opposition patriciens-plébéiens, la scène du "Sénat" où Catilina vient présenter son grand projet aux autres notables de la ville, ou celle du Colisée, et les discours directement inspirés des réelles Catilinaires), ou encore les jeux de pouvoir politiques, entre rivalités dynastiques, liaisons incestueuses, complots et assassinats.
Coppola s’emploie aussi à dénoncer les excès de notre société actuelle en reprenant dans son univers des éléments du présent. On relève notamment dans le film la toute puissance des médias manipulés par les politiques et businessmen, qui renvoient une vision faussée de la réalité pour cacher sous une pluie de paillettes les problèmes profonds et les injustices du quotidien, et ainsi distraire et amadouer les citoyens (sous le principe intemporel du "panem et circenses"). Ces stratégies s’illustrent par exemple dans l’instrumentalisation de popstars préfabriquées et superficielles (représentée ici à travers le personnage de Vesta Sweetwater, jeune chanteuse à succès garante de la paix et symbole de la pureté et bienfaisance du régime en place… qui sera cependant révélée comme l’image même des mensonges et de l’avilissement de ce dernier), ou encore dans la corruption des journalistes (ici Wow Platinum, la présentatrice télé avide de gloire et de pouvoir) achetés à coups de gros billets pour présenter une vérité tournée à l’avantage des puissants en place – quitte à contredire la réalité. D’autres personnages tout aussi passionnants viennent appuyer cette critique de la dépravation et corruption omniprésente au sein des élites : Cicero, l’avocat patricien conservateur n’ayant d’yeux que pour sa fille Julia (laquelle s’adonne par dépit aux plaisirs vains mais aspire à l’émancipation et à la construction d’un monde meilleur), Clodio le fils de patricien se faisant faux défenseur du peuple pour servir ses propres intérêts, ou encore Crassus, le vieux banquier milliardaire se complaisant dans une vie facile et un mépris assumé pour le peuple.
En résumé, "Megalopolis" tend à montrer que l’histoire est vouée à un éternel recommencement, en tant que succession de civilisations en fin de compte très semblables et répétant les erreurs passées – ce qui les vouent inlassablement à la déchéance, comme ça a été le cas pour Rome dans l’Antiquité, et aujourd’hui même pour les Etats-Unis (au niveau démocratique et social) … à moins qu’une vision futuriste ne soit proposée pour changer profondément le monde. C’est là qu’intervient le personnage de Catilina, dont l’objectif est de repenser cette Megalopolis pour apporter un avenir plus radieux, plus juste et plus vrai à la ville et à tous ses citoyens.
Cesar Catilina, hybride du conspirateur rival de Cicero et de l’homme d’état précurseur du nouvel Empire romain, se révèle comme une figure particulièrement complexe et ambiguë (entre personnage froid et calculateur, potentiel criminel, fou accro à de multiples addictions, homme brisé et génie visionnaire). Inspiré des personnages de la romancière Ayn Rand, et campé par un Adam Driver parfait pour ce rôle, il apparaît comme une sorte de miroir de Coppola en tant qu’homme et artiste. Ce personnage tantôt antipathique et misanthrope, tantôt touchant par son passé traumatique (ne s’étant jamais remis de la mort de sa bien-aimée qu’il a involontairement sacrifiée pour permettre à son propre génie de se développer), devient ainsi susceptible d’éveiller notre intérêt et notre compassion. S’enfonçant à corps perdu dans un spleen créateur né de la douleur, sans que ça lui permette de vraiment faire son deuil de la femme aimée, Catilina trouve d’abord refuge dans le travail, mais aussi dans le sexe, la drogue, l’alcool, les médicaments et un désespoir désabusé. Il finit cependant par retrouver l’amour, son inspiration, son génie et sa productivité créative, et surtout l’espoir d’un avenir meilleur grâce au personnage de Julia (figure-miroir de l’épouse de Coppola, aujourd’hui décédée, et à qui le film a été dédié), qui devient sa muse-amante, lui apporte soutien et compréhension, et l’aide à la fois à créer cette ville rêvée et à créer la vie avec leur enfant à naître – lequel incarne littéralement l’espoir d’un monde meilleur à bâtir pour les générations futures.
Catilina incarne également une figure d’artiste capable de jouer avec le temps pour réaliser sa création (à la manière des réalisateurs, monteurs et autres métiers du cinéma qui cadrent, figent et modèlent le temps pour produire une œuvre cinématographique), mais qui n’en est pas totalement maître – se trouvant incapable de changer le passé. En revanche, et notamment grâce à l’amour et la confiance qu’il éprouve pour sa muse et grâce à la force de ses convictions, il devient un visionnaire en capacité de visualiser et œuvrer à la création du futur… de la même façon qu’un artiste peut détenir le pouvoir d’apporter une nouvelle vision du monde et d’influer sur son évolution. Alors, simple délire mégalo un peu fou, ou réel pouvoir créateur potentiel ? C’est là où l’opposition entre artiste et élites au pouvoir représentée dans le film prend une véritable dimension métaphorique. L’artiste se place face aux autres, qui refusent sa vision du monde et du futur, mais peut être capable de faire progresser l'art et de "paver le chemin" pour les générations créatrices qui lui succéderont, notamment en s'assurant qu'un espace de liberté artistique totale puisse être préservé - en dépit des obstacles et restrictions parfois apportées par les studios de productions, la critique, voire le public lui-même. Par exemple, en affirmant que le présent compte par-dessus tout, que l’ensemble des citoyens aspirent d’abord à stabiliser leur situation actuelle, et non à penser à un futur meilleur hypothétique, et que Catilina ne fait preuve que de folie et d’aveuglement en s’enfonçant dans son obsession pour son projet, Cicero refuse d'abord complètement la vision de Catilina, mais aussi sa liaison avec Julia. A l’inverse de son mari totalement engoncé dans ses idées, Teresa montre plus de souplesse et d’espoir en l’avenir (représenté par le couple Catilina-Julia et par leur enfant à naître, symbole de l’arrivée d’un nouveau monde) et encourage Cicero à faire preuve de plus d’ouverture d’esprit à leur encontre. Catilina joue ici à nouveau le rôle de reflet de Coppola, qui se représente en réalisateur visionnaire que les studios et producteurs ont voulu museler dans son processus créatif, rejetant son projet sous prétexte que Megalopolis ne correspondait pas aux attentes des spectateurs, avides de grand divertissement et de blockbusters bien calibrés. Ici, Coppola affirme et impose sa volonté et sa vision aux spectateurs, quitte à leur déplaire, mais en les invitant à pousser leur réflexion plus loin et à s’interroger sur la place de l’homme dans la société, et sur sa capacité à faire changer le monde.
Le film, en tant qu’œuvre cinématographique élaborée par Coppola, devient alors une véritable "metalopolis", et pourrait être comparé à l’un des bâtiments futuristes conçus par Catilina : un ouvrage étrange, sans réelle forme ou structure tout à fait apparente, en constante mouvance, forgé dans un matériau inconnu susceptible d’échapper à notre compréhension. Ne pourrait-on pas imaginer ce film aujourd’hui critiqué, voire parfois rejeté et conspué par les critiques et le grand public, comme une œuvre incomprise mais visionnaire ? Sera-t-il réévalué différemment et tenu en plus haute estime dans quelques années, dans quelques décennies, au fil de l’évolution du cinéma ? Seul l’avenir nous le dira.