Pâté en croupe
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le 22 mars 2018
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Abdellatif Kechiche m'avait déja agréablement surpris après le visionnage de La Vie d'Adèle, on sort de ses films avec l'impression d'avoir vécu une expérience unique. La singularité se déploie dans l'absence totale d'éléments narratifs importants. Aucuns fusils de Tchekhov, pas de climax émotionnel où le film nous impose de ressentir quoi que ce soit. On a ici des personnages réalistes, des dialogues qui paraissent improvisés mais où le sous-texte est vibrant d'intensité, des moments de vie qui s'enchaînent durant de longues séquences touchantes où les corps parlent plus que les mots. Mektoub, My Love reprend ces éléments et les sublime dans un style naturaliste qui transmet l'émotion par la sincérité et la beauté d'une réalité et de personnes qui dessinent des situations dans lesquelles il est si simple de se faire transporter.
On suit ici Amin, apprenti scénariste de retour dans sa Sète natale où il rejoint sa famille après son année avortée de médecine. On va donc l'accompagner dans ses vacances, partagées entre drague sur la plage avec son cousin, passages à la ferme de son amie, soirées dans le restaurant familial ou en boite. L'esprit des vacances d'été se fait particulièrement ressentir avec ces plans illuminés presque aveuglements par le soleil, la légèreté des amitiés et des amours nouveaux, les sensations du corps sur le sable ou à la mer.
Toutes les nuances du comportement humain sont capturées ici, dans un sous-texte où les phrases de tous les jours ne sont jamais imprimées de lourdeur, mais permettent au spectateur au courant de la situation de déployer l'émotion dans la retenue et la suggestion. L'authenticité des dialogues permet une immersion immédiate auprès de ce groupe d'amis et les interactions sont peuplées de moments tellement réels qu'ils provoquent le rire. Je pense par exemple à ces phrases toute faîtes de drague nulles et bateau à la première soirée, ou bien encore ces petites questions telles que "pourquoi tu me regarde comme ça ?" ou "Tu souris bizarrement" dans les moments de blanc, qui relancent toujours sur quelques non-dit et nous les font sentir d'une manière vibrante. Ces dialogues me remettaient face à moi-même et la manière que j'avais d’appréhender ma propre manière de communiquer.
Amin reste particulièrement en retrait, et bien qu'étant le plus jeune, il observe sa bande d'un œil bienveillant. Considéré comme un artiste, il provoque la fierté de sa famille et arrive à s'insérer malgré des intérêts limités en communs. C'est aussi sur ce point que le film m'a fait réfléchir sur moi-même et la manière que j'avais de me comporter avec les autres en projetant toujours mes désirs sur eux. J'ai eu l'impression qu'il fallait être plus comme Amin, laisser l'espace aux autres pour s'exprimer, pour découvrir, et s'enrichir où on ne s'y attend pas, dans des rapports sans prise de tête, pas si naïfs et crédules que cela, qui renferment une certaine richesse et une beauté dans la simplicité.
Si les personnages de Kechiche arrivent à être aussi marquants, c'est également parce qu’ils sont tous dotés d'une personnalité très forte tout en arrivant à faire apparaître en filigrane des traits chez des personnes que l'on connaît tous: l'oncle un peu lourd mais sympathique qui ne peut s'empêcher de dragouiller des petites jeunes (super scène où il tient absolument à rester avec une des amies d'Amin), le cousin vieillissant qui désespère de légèreté en se plongeant dans l’hédonisme car incapable de s'attacher, l'amie qui veut juste s'amuser et passer un bon moment contre celle qui s'attache trop vite et est jugée pour ces émotions trop fortes. Tous ces moments qui permettent de faire transparaître leur caractère sont toujours empreint de justesse et jamais poussés dans une dimension dramatique importante. Kechiche nous montre la vie telle qu'elle est, dans un esprit bon enfant et une stabilité émotionnelle qui fait du bien, sans malaise ou gêne, et nous fait nous sentir entourés d'amis, comme faisant parti de cette bande en vacances.
J'ai immédiatement été embarqué par ce cadrage assez spécial, où l'utilisation de la caméra à l'épaule peu aussi bien suivre les personnages dans leurs déplacements puis se retourner en un mouvement elliptique gracieux pour passer à un autre point de vue, danser autour des corps, les sublimer ou bien se poser, et arriver à apprécier certains plans dans la longueur pour soutenir la beauté de ce qu'il y a à montrer (l'agnelage, loin de tout...). Le montage arrive à capturer les moments d'intensité par un enchaînement rapide de séquences mouvementées, se coupe dans des transitions surprenantes, arrive à toujours garder mon intérêt en s'arrêtant aux bons moments. Kechiche filme la dance comme jamais et les deux longues séquences au café, puis en boite, m'ont particulièrement marqué de par la sublimation des corps et du mouvement, le jeu des regards, l'esprit de fête particulièrement bien retranscris, sans être niais ou grotesque. Kechiche réussi à atteindre cette justesse réaliste fascinante, dans un équilibre brillant de maîtrise.
Mektoub, My Love est un film solaire, une ode à la vie et à la légèreté, une analyse profonde du comportement et des émotions humaines. C'est également une histoire d'amour dans la retenue, où ce qui est dit est souvent l'inverse de ce qui est pensé, où les dialogues disent beaucoup plus que des mots. Les corps parlent, les femmes sont sublimées et l'émotion est toujours présente. C'est un film qui respire, vivant, organique, proche de l'homme. L'oeuvre d'un auteur libre, qui se détache des carcans de son temps et de l'actualité pour proposer une vision personnelle, légère, profonde, intense, et marquante de sa vie, de ma vie, de notre vie, et de la vie, en somme.
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le 22 mars 2018
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