Face à Mektoub, my love, ou face à Abdellatif Kechiche en général, certains sont impressionnés, certains s’ennuient, certains crient à la misogynie de Kechiche : trois réactions légitimes, mais je me range plutôt dans la première catégorie.


Le film explore les détails d’un moment - deux semaines de vacances à Sète - à travers le regard d’un observateur a priori surplombant et détaché, mais finalement ambigu.


Le spectateur se promène avec Amin de personnages en personnages, et étudient les relations – amicales, familiales, hypocrites, amoureuses - que nouent ce petit monde. J’aime beaucoup le genre de la chronique : je le trouve particulièrement adapté pour coller au réel et pour exposer les petits détails (verbaux, gestuels…) qui caractérisent des rapports humains. Ici, les acteurs sont invraisemblablement bons, et tout sonne juste : je vois rarement des films où les personnages prennent autant vie (l’expression est galvaudée, mais ici, elle a du sens !), on oublie que les personnages sont incarnés par des acteurs. L’immersion dans leur histoire est complète ; l’effet est saisissant : on est avec eux (ou du moins, j’ai été avec eux, pour ne parler que de mon expérience…), on vit avec eux, on passe nos vacances avec eux. On aime parfois passer plusieurs heures avec un ami à ne pas parler de grand-chose, pour le plaisir de prendre de ses nouvelle. Dans ce film, c’est pareil : il ne passe plus ou moins pas grand-chose, on prend des nouvelles des personnages, d’une séquence à l’autre, on assiste simplement à la vie qui a lieu, si bien que les scènes s’étendent naturellement, sans ennuyer.


S’il se limitait à cela, le film serait déjà intéressant. Mais il va plus loin que la caricature qu’on peut en faire (« des amis passent des vacances et c’est tout») : le film dépeint très habilement ses personnages et se joue du spectateur.. L’idée qu’on se fait d’eux change tout au long du film, parfois radicalement. Changement radical, mais imperceptible : c’est l’ajout d’indices successifs qui mènent à une révélation. On commence par les percevoir d’une certaine manière, avant de comprendre qu’on s’était trompés, puis on réinterprète certains moments passés, a priori incohérents, à l’aune de la nouvelle connaissance que l’on a d’eux.


Par exemple : le personnage de Céline, qu’on prend au début pour une jeune fille prude, avant de comprendre qu’elle est plus licencieuse qu’elle en a l’air… dès lors, on comprend mieux pourquoi elle accepte rapidement les grossières avances d’un type pas terrible.


Mais le film va peut-être encore plus loin : je pense qu’il fonctionne selon le principe d’un narrateur non fiable. On peut être amené à questionner la réalité des images que l’on voit, que l’on verrait à travers le regard d’Amin, présent dans toutes les scènes (il ne prend pas part à toutes les conversations, mais il est toujours dans les parages). Par exemple, la scène de sexe, très fougueusement filmée, qui ouvre le film : la voit-on telle qu’elle a lieu, ou telle qu’elle est vue (et fantasmée) par Amin ? Cette hypothèse de lecture permet de rendre compte de l’importance des culs, que certains voient comme un indice de la misogynie chez Kechiche (sans toutefois exclure catégoriquement qu’elle existe) : le film montre ce que Amin regarde. Or il a 20 ans, la chair est faible, il regarde des fesses de jeunes filles qui se dandinent. On peut trouver ça pas bien, problématique, malsain, etc. Mais le film est descriptif, réaliste : c’est ainsi que les choses arrivent. Certaines jeunes femmes jouent de leurs charmes et certains garçons en profitent.


Dès lors, le personnage de Céline : si le film donne l’impression d’une jeune fille timide, c’est parce qu’Amin la voit ainsi, avant de changer d’avis. Si le film se montre si clément envers Ophélie, qui envoûte le spectateur, c’est parce qu’elle envoûte tout autant Amin. Si Charlotte passe longtemps inaperçu, c’est parce qu’Amin n’y fait pas beaucoup attention.


Amin tourne aussi le récit à son avantage. Certains moments sont passés sous silence : les seuls moments montrés sont ceux qui le mettent en valeur comme un idéal de sagesse et de modération. Lorsqu’il succombe à la tentation, on ne le voit pas.


J’ai beaucoup de réticences à jouer le jeu de la comparaison entre des œuvres qui n’ont rien à voir entre elles, de peur de sembler pédant, mais je l’ose ici puisqu’elle me semble pertinente : sur certains aspects, Mektoub, my love est un film un peu proustien…


… Mais tout de même pas proustien jusqu’au bout. En effet, le film explore un moment, au détriment d’un milieu et de lieux. Les personnages sont filmés en gros plan et la profondeur de champ est faible : le récit ne se focalise que sur ses personnages (et sur une seule dimension des personnages : leur dimension amoureuse), là où le récit proustien témoigne aussi d’un amour des lieux.


On peut le regretter, mais c’est aussi la cohérence du film, s’il épouse le regard d’Amin : le désir pourrait s’exprimer n’importe où, l’important pour Amin est qu’il s’exprime.

TomCluzeau
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le 24 mars 2018

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Tom Cluzeau

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