Je n'avais toujours pas écrit sur ce film - et pourtant ceux qui me connaissent savent que je le porte aux nues et le considère comme un des meilleurs de ces vingt dernières années. Maintenant que je le connais vraiment sur le bout des doigts et que je l'ai pour ainsi dire digéré, il faut que j'exorcise un peu cette expérience en écrivant un billet dessus.


Tout commence par un prologue - rien de plus normal nous sommes chez Lars Von Trier. Mais là où Breaking The Waves et Dancer in The Dark jouaient la carte de la poésie abstraite et brève, là où Antichrist, le jumeau maléfique de Melancholia, servait un élégant prologue en noir et blanc et tout en ralentis, nous avons droit à une ébouriffante séquence de plus de 8 minutes utilisant toute la durée du Prélude de Tristan und Isolde de Wagner pour tout bonnement dévoiler tout ce qui va suivre.


Mais attention, c'est au spectateur de démêler l'onirique de l'avéré, le diégétique (et donc proleptique) du fantasmé. Une succession de tableaux magnifiques, immortalisés par des ralentis sublimes (réalisés grâce à des caméras ultra-modernes et performantes) et totalement sublimés par la musique follement romantique de Wagner : Lars n'a jamais été aussi pompier et maniériste que dans ces quelques minutes proprement hallucinantes. A la fin desquelles, choc suprême, la Terre est simplement annihilée. 8 minutes apocalyptiques où l'on devine que tout ça ne finira pas forcément bien, et où des siècles d'histoire de l'art sont condensés autour d'une poignée de thèmes et de figures. Un chef d'oeuvre en soi, copieusement applaudi à Cannes lors de sa présentation devant un public médusé.


Puis le formalisme rigoureux reprend le dessus et, acte 1 : Justine. Kirsten Dunst y est magnifique en robe de mariée, rongée par la dépression et guettée par la catatonie. La photo est dorée, somptueuse, à l'image du faste de la cérémonie, qui n'est bien sûr qu'un immense leurre. Durant cette première heure de film, Von Trier fait ce que d'autres grands cinéastes ont fait avant lui : étudier avec une précision d'entomologiste les relations forcément délétères et hypocrite qui unissent une famille éclatée, réunie pour un temps dans le cadre d'un grand simulacre social. Les parents divorcés sont géniaux, du facétieux mister Hurt qui collectionne les cuillère et les Betty à l'impériale et hautaine Charlotte Rampling, qui est la seule à tomber d'emblée les masques. Pas de doutes, c'est bien là un film de femmes : Claire la control freak, Justine la beauté évanescente et lunaire, et leur mère, synthèse terrible des deux, toujours lucide. Parmi elles, les hommes ne sont que des pantins et des faire valoir, du beau mari niais et naïf (superbe Alexander Skârsgârd) aux vaniteux et lâches mari de Claire (magistral et détestable Kiefer Sutherland), père des deux filles (Hurt), boss de Justine (Stellan Skârsgârd) et benêt blond pot de glue sur lequel Justine passera son envie, au milieu d'un terrain de golf. Le corps dicte tout : envie pressante de se soulager ou de baiser, Justine n'en mène qu'à sa tête et désorganise le mariage, échec total. Von Trier prend toutefois le temps d'installer soigneusement l'intrigue de sa deuxième partie : Antarès qui disparaît, les livres d'art qui montrent quelques images du prologue (Brueghel je t'aime), la séquence de l'envol des lampions (sorte de fin inversée du récit ?) ou du comptage des pois, sinistrement prophétique. La caméra virevolte, portée à l'épaule, faisant la part belle à un montage syncopé et elliptique, privilégiant le vrai du geste à la fluidité de la narration. Certains s'agaceront de ces sautes et de cette caméra tremblante, ou du caractère semi-improvisé (de l'aveu de l'équipe) de certaines scènes, mais force est de constater l'efficacité toute scandinave de l'ensemble, sorte de résurgence du Dogme 95.


A la fin de la première partie, les invités sont partis, le mariage est oublié, Justine est plus ou moins devenue un légume de cendres et Claire la chaperonne, au grand dam de son mari. Un plan à l'hélicoptère suit les deux sœurs à cheval à travers la brume et clôt le segment.


La deuxième partie du film, fortement contrastante, s'intéresse de plus près aux relations qui unissent les deux sœurs. La brune, la blonde. La matérialiste, l'artiste. Mais toutes deux différemment hystériques. Ca ne vous rappelle rien ? Persona, bien sûr, présent à chaque instant. Bergman semble littéralement hanter des scènes aussi cruelles et intenses que celles où Dunst est forcée de prendre un bain ou de manger un pain de viande, puis celles où la mécanique narrative aidant, c'est elle qui est devenue la plus forte des deux et où l'on assiste irrémédiablement à la dépression et la panique de Claire. Tout ceci étant filmé avec la plus grande sérénité, l'économie de moyens et de mouvements de caméra qui sied à ce genre d'intrigue. La symétrie des décors est obsédante, étouffante, et au loin brille une petite planète bleue, belle et troublante comme la lune. Un plan célèbre associe trois personnages à trois astres : Charlotte est le soleil, son fils la lune et sa sœur Melancholia. Justine trouve en effet dans ce péril superbe et cette force étrangère une compagnie, une connexion qu'elle avait perdue. Elle est lunaire, mais au sens baudelairien du terme, et son bain de minuit est un moment d'extase que vient souligner furieusement la musique de Wagner, omniprésente et utilisée avec un talent monumental. L'intrigue psychologique, puissante, est judicieusement doublée d'une intrigue symbolique, qui laisse une part au fantastique et à l'inexplicable : une planète inconnue débarque, s'en va puis revient, sa présence dérègle les comportements humains, animaux (les chevaux) et climatiques. La famille est un temps recomposée devant le spectacle aérien du "fly-by" mais les femmes triomphent et l'homme se suicide lâchement dans une scène d'une cruauté émotionnelle redoutable.


C'est alors l'heure du jugement. La nature se déchaîne, le prologue refait irruption par éclats dans le film, les pièces du puzzle s'emboîtent toutes et Justine triomphe de Claire : elle est "aunt Steelbreaker" (littéralement tante Brindacier, pour Fifi Brindacier). La fin du film, tragique, désespérée et pourtant magnifique est à la fois un signe de paix et d'harmonie et un aveu de faiblesse. Lars Von Trier y hurle la perte qui l'emporte face à l'optimisme, il y manifeste littéralement son esthétique et sa politique. Même un symbole d'innocence et de pureté comme l'enfant n'y peut plus rien. Le film catastrophe s’est télescopé presque sans que l'on s'ne aperçoive avec le plus intime des drames psychologiques, et c'est un tour de force qui nous met à genoux.


Revenons-en à Antichrist : esthétiquement, c'est irréprochable, bien que je préfère Melancholia pour son côté plus solennel et moins monochromatique, mais là où la dépression et la haine ravageaient un film tourmenté par les obsessions de son cinéaste qui s'y abandonnait qu'on le veuille ou non à une certaine forme de misogynie, dans Melancholia il semble se ressaisir et transformer toute cette énergie négative en beauté pure, toute cette rancœur et cette névrose en geste insensé et masochiste, où les hommes sont émasculés et impuissants et les femmes finissent, enfin, pour une fois, par triompher et régner sur le monde, ne serait-ce que quelques secondes avant son anéantissement. Dommage que le cinéaste n'ait pas gardé cette force pour la promotion du film, il y a perdu une Palme d'or à peine compensée par un très juste prix d'interprétation.

Krokodebil
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le 10 août 2013

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