En croisant les portraits de deux soeurs, Melancholia dépeint les trajectoires de deux chutes, de deux anéantissements à différentes échelles, dans une danse picturale unique, aussi nébuleuse que sublime. Une oeuvre entière, désarmante de grâce.
Si l’entrée dans une salle de cinéma devait être un exercice pur et parfait, il faudrait sauter le pas vierge de toute idée préconçue, avec cet air un peu détaché, dégourdi du spectateur idéal. Il faudrait arborer l’expression d’innocence sereine de celui qu’on n’attrape pas aux bandes-annonces qui font boum, ni au brouhaha critique, ni au titre mystique. Or le nouveau film de Lars Von Trier se prête bien mal à ce genre de postures impartiales. Dès sa projection cannoise, Melancholia a traîné derrière lui de pesantes malles d’attentes, de scandale – mais aussi d’admiration. Dans cette salle rouge, son heure était déjà synonyme d’un frisson anxieux et frénétique.
A elle seule la scène d’ouverture, à la manière d’un prélude noir, annonce le caractère envoûtant, hors-norme du film. En une dizaine de minutes, celle-ci fait l’inventaire de ralentis-tableaux à la croisée des genres – les négatifs de la trame. Entre imaginaire et scènes capitales du film, ces photographies mouvantes rappellent les tableaux en début d’acte au théâtre, de ceux qui posent les jalons du drame. Elles ont tout de la peinture – thème visuel majeur du film - ; d’une beauté ahurissante, l’une d’entre elles, où l’on voit Kirsten Dunst en mariée défiler lentement dans un ruisseau, témoigne de la force symbolique de Von Trier. Cette scène, devenue affiche du film, est une sorte de reproduction de la célèbre peinture romantique de l’Anglais John Everett Millais, Ophélie. Aimée du prince Hamlet dans la pièce éponyme de William Shakespeare, Ophélie se noie de désespoir lorsqu’elle sait sa passion impossible.
Justine (Kirsten Dunst) est probablement inspirée de ce personnage tragique, astreinte à des désirs qui ne sont pas les siens. Retirée avec une foule d’invités à la veille de son mariage, elle laisse éclore sa propre mélancolie. Elle réalise une sorte d’ophélisation, processus défini par Bachelard comme une survivance de ce qui n’est plus dans un demi-fantôme. Comme dans son exemple initial de Bruges-la-morte, le château, les personnages du mariage attestent du passé de Justine, mais cachent une fin de vie qui la dévore de l’intérieur. Von Trier transforme le cercle humain, la nature elle-même, en reflets parfaits de son naufrage psychologique.
Cette métaphore de l’humain comme part d’un monde désenchanté est filée tout au long de Melancholia. L’immensité mécanique de l’univers n’accorde pas de place au salut, comme l’explique Justine à sa soeur Claire (Charlotte Gainsbourg) dans la seconde partie du film : « Nous sommes seuls. Je le sais. La vie humaine n’existe que sur Terre. S’il le faut, elle disparaîtra avec elle. » Ainsi la mélancolie n’est-elle pas seulement un état changeant symbolisé dans la nature (images récurrentes de la rivière, du bain, de la noyade) ; elle fait également sens dans une ritournelle de la perdition qui hante le film.
Une fin qui ne peut venir que du ciel – telle que celle représentée par Albrecht Dürer dans sa gravure Melencoliah, autre inspiration probable de Lars Von Trier. Servi par des interprétations grandioses (Palme de la meilleure interprétation féminine pour Kirsten Dunst), le renversement du rapport de forces opéré dans le chapitre Claire balaie tout instinct de survie. Par un formidable jeu de contrastes, Von Trier capture l’angoisse dans des plans apaisés, crée une affluence de sentiments à partir d’une intrigue presque trop simple, émeut par des personnages imparfaits et sublimes. Dans un génie indéniable, l’énorme et l’infime connaissent sous son regard des morts parallèles – des morts identiques. Melancholia est un chef-d’oeuvre de grâce pure, déchirant, hypnotique ; le mémorable point de non-retour d’un auteur virtuose.