J'ai longtemps désiré mettre la note ultime à un film dont le réalisateur ne soit ni mort, ni grabataire depuis vingt ans, et l'occasion m'est aujourd'hui donnée par "Melancholia" dont j'ai savouré chaque image et chaque silence avec une volupté que je n'avais pas ressentie depuis longtemps dans une salle obscure (autre que la Cinémathèque ou un quelconque cinéma d'art et d'essai).
Je craignais, en allant voir ce film au réalisateur si... illustre et si... médiatique, de retomber dans les vieilles rengaines crypto-protestantes à la "Dancer in the Dark" (que j'adore par ailleurs) qui font l'apologie du sacrifice et de l'expiation des fautes, tous ces vieux concepts chrétiens démodés dont on il serait nécessaire de se défaire si l'on voulait fonder une société débarrassée de ses névroses les plus profondes. Mais non. J'ai été agréablement surpris, je dirais même parfaitement enchanté, subjugué, par le fatalisme le plus pur et le solipsisme parfait dont fait preuve cet admirable chef-d'œuvre. L'apocalypse contingente, due uniquement au délicat et inexorable mouvement des planètes, masses inertes et insensibles, voilà qui change des châtiments transcendantaux et autres punitions eschatologiques chères aux croyants de tous bords.
Loin des images spectaculaires et stupides qu'on voit généralement dans les films catastrophe - raz-de-marée sur New York, rayons lasers détruisant le Pentagone, torrents de lave en fusion se déversant dans les rues de Los Angeles, voitures qui hurlent, foules prises de panique qui saturent les autoroutes - Lars von Trier nous subjugue de poésie pure en donnant à sa fin du monde une beauté surréaliste et quasiment nippone. Neige de printemps, orage de grêle soudain, ombres doubles, un haïku. Le lever de Melancholia au beau milieu de la nuit, sur l'horizon marin, dans l'axe parfait du parterre symétrique, est d'une beauté saisissante et sa douce lueur céruléenne a vraiment quelque chose de bienveillant, comme si elle apportait enfin à l'humanité sa nécessaire euthanasie.
Pétri de références à la peinture classique, le film ne se remarque pas pourtant pour ses cadrages, sans doute extrêmement composés, mais pour la manière toute intime qu'il a de suivre les personnages, de les entourer, de les observer de loin ou de près, dans leurs attitudes théâtrales ou dans la plus infime expression de leurs sentiments inavouables. Les acteurs principaux, peu nombreux, sont remarquables de justesse même si leurs caractères sont un peu caricaturaux. Les deux parties m'ont semblé tout aussi prophétiques même si la seconde m'a beaucoup plus marqué. Je remercie Lars von Trier d'avoir choisi comme contexte cette très belle demeure perdue dans la verdure et habitée par quatre personnes extrêmement rationnelles coupées de l'humanité plutôt qu'une grande ville quelconque où la panique et les faux prophètes auraient gâché la beauté simple de l'annihilation de toute chose.
Et si c'est finalement dans une cabane dérisoire que les trois protagonistes vont être consumés en une seconde par un torrent de flammes, n'est-ce pas tout compte fait un abri plus magnifique que les inutiles bunkers de béton que n'ont certainement pas manqué de se faire construire tous les puissants de la planète, puisqu'il s'agit avant tout d'un abri symbolique ? Abri qui assume pleinement son caractère culturel, abri qui renvoie aux origines de l'architecture et donc de l'homme en tant qu'homme, abri qui a devant le désastre la même valeur que la neuvième symphonie de Beethoven, une valeur inestimable, c'est-à-dire aucune.
Oui vraiment, je remercie Lars von Trier de m'avoir fait vivre ce que jamais je n'aurai la chance de connaître : une sublime apocalypse teintée de bleu, une circonstance où chaque action, chaque chose devenant futile deviendrait essentielle, un instant où pourraient se déployer à leur paroxysme mon cynisme et ma haine profonde de l'humanité.