Comment peut-on lire un livre dont on connaît déjà la fin ?
Si cette phrase sort effectivement de la bouche de Leonard Shelby (Guy Pearce), qui s'adresse alors à sa femme dans un passé plus ou moins lointain par rapport au moment où se situe l'action principale, c'est au-delà de la scène tournée qu'elle semble être émise, au-delà de l'écran et derrière les murs. Un bel écart d'ironie de la part de celui qui se trouve de l'autre côté de la caméra, l'air de dire : "Mais comment faites-vous donc pour regarder mon film ?" Et sur le moment, embrouillé de tous les côtés par ce suspense à rebours crispant qui fait mine de s'atténuer à mesure qu'il avance, on n'a qu'un seul truc à répondre : "Je ne sais pas, mais j'espère que tu vas me le dire !"
Le réalisateur/scénariste Christopher Nolan a beau se planquer dans les petits recoins de son très grand film, on ressent sa présence à chaque seconde, et jamais plus intensément que lors des transitions entre les différentes séquences, chacune se terminant par l'ouverture de la précédente (plutôt agaçant au départ, mais indispensable à la compréhension de l'enchaînement global). Bien que ce soit en la personne de Leonard Shelby, homme d'une trentaine d'années victime d'une forme rare d'amnésie, que Nolan décide de se positionner pour décrire les faits, ni lui ni aucun autre personnage ne détient la clé de voûte du film. Les seuls à choisir de la progression de l'histoire, à donner une suite aux choses, ce sont Christopher Nolan et son scénario de génie, et plus précisément, Christopher Nolan et les enjeux de cette étrange maladie, qui empêche Lenny de se souvenir de ce qu'il a fait le quart d'heure précédent tout en lui laissant les images assassines du meurtre de sa femme, l'élément moteur de son malheur profond comme de sa volonté de s'accrocher à la vie.
La qualité première de Memento se situe bien ici : avoir su traduire le mal-être intérieur du protagoniste en mise en scène, par l'intermédiaire d'un montage à l'envers audacieux mais proprement ingénieux. En maître omniscient de son film, Christopher Nolan, armé d'une technicité sans faille, laisse le spectateur glisser lentement dans le creux qu'il a tout spécialement conçu pour lui, et où nous n'aurons alors pas d'autre alternative que de s'impliquer dans l'enquête menée par Lenny.
Mais en prenant l'ordre chronologique à contre-courant, cette évolution finira pourtant par diviser la quête en deux itinéraires bien distincts : celui de Lenny qui cherche à rassembler un maximum d'indices sur l'identité du meurtrier en vue d'abattre ce dernier, et celui du spectateur, qui lui observe Lenny mener son enquête, mais dans le sens inverse à la manière dont elle a été entreprise, peu à peu ramené vers les origines ultimes. De cette manière, Nolan force petit à petit le spectateur à mener sa propre enquête, dont l'aboutissement diffèrera naturellement de celui auquel Lenny arrive dès le début du film (l'exécution de Teddy, un flic ripou alors pris pour l'assassin recherché).
Il est vrai que je m'explique laborieusement, et il y a fort à parier que cet article donnera envie à celui qui n'a pas vu Memento de se barrer en courant plutôt que de le voir. Mais bon, en même temps, ce n'est pas la première fois que cela arrive : je doute fort que l'internaute qui a la malchance de tomber sur mon explication des différentes manières d'aborder le temps entre L'Armée des 12 Singes et Retour vers le Futur soit pris d'un désir incontrôlable de voir le film au plus vite... La vérité, c'est qu'il est une lourde tâche que de s'attaquer à la critique de films-prise de tête tels que L'Armée des 12 Singes et Memento. Tous deux entretiennent d'ailleurs des relations évidentes : même génie du scénario, même finesse de l'atmosphère créée et surtout, même boucle dans le temps, qui se referme finalement pour dénouer paradoxalement tout le film et donner lieu à la révélation révélatrice, style big-bang intellectuel.
Enfin bref, tout ça pour dire que tout comme Gilliam, Nolan tisse ici une toile complexe et éminemment ingénieuse entre le spectateur et l'action de son film. De par sa construction totalement bluffante et millimétrée, Memento s'impose déjà comme un film culte, et son réalisateur comme un savant du 7ème Art sur qui nous compterons dorénavant beaucoup pour secouer les normes établies.
Mais si l'intérêt de cette oeuvre se limitait à sa forme casse-tête éblouissante, elle ne figurerait probablement pas dans ma sublime rubrique Cinéma (auto-léchage de burnes en règle (pas facile à faire, mais j'y travaille) :-). Il en faut plus que cela pour mériter sa place dans le Réservoir de Mad Dog (j'y prend goût dis donc). Christopher Nolan ne s'est pas contenté de faire un exercice de style juste comme ça, pour le fun. Preuve directe : on ne s'amuse pas en visionnant Memento. Parce que justement notre cerveau en prend un méchant coup, on compatit profondément à la douleur du protagoniste, tout comme lui on cherche, on s'interroge sur tout ce qui défile devant nos yeux, on tente sans cesse de discerner le vrai du faux-semblant. Et pour peu que la fin ne nous ait pas échappé, on en ressort lavé, délivré et inspiré.
Bien heureusement, Nolan n'a pas oublié de mettre de l'âme dans son film. Sans ça, celui-ci tournerait forcément à vide. Plus concrètement, Nolan n'a pas fait comme John McNaughton dans Sexcrimes (1998), qui lui s'est franchement bien éclaté à jouer au magicien en sortant de son chapeau environ trois coups de théâtre par séquence. Résultat, une absence révoltante de profondeur pour un polar plus ennuyeux qu'amusant. Rien à voir avec notre Memento, qui se débarrasse automatiquement de toute gratuité dès qu'il dévoile son histoire-support : celle d'un homme qui cherche réparation, constamment torturé par l'assassinat de sa femme, la dernière chose dont il se souvienne avant sa perte de mémoire séquentielle.
Bien que tout cela puisse paraître un peu tiré par les cheveux à vue de nez, on assiste au final à une réflexion riche et pertinente sur les enjeux de la mémoire à l'échelle de la vie humaine, qui suggère même un petit nombre de questions pas inintéressantes du tout : La Vie vaut-elle d'être vécue sans mémoire ? L'influence de la mémoire ne va-t-elle pas trop souvent à l'encontre de la raison ? La mémoire se définie-t-elle comme une forme de liberté, ou bien comme une prison ? Nos souvenirs et notre vécu ne nous écartent-ils pas de nos objectifs premiers, ne sont-ils pas une barrière pour notre activité ? Et, en élargissant un peu : comment mesurer la valeur des petites actions quotidiennes, et qu'en est-il de leur importance à l'échelle de nos vies ? La routine, absente de notre mémoire, ne se résume-t-elle pas à un malheureux superflu, ou bien donne-elle au contraire la preuve indubitable d'une vie bien menée ?
Mais avant de s'interroger sauvagement sur ces points capricieux – qui n'admettent par ailleurs pas nécessairement de réponse –, il serait sage de veiller à rester à l'intérieur des limites de l'œuvre (et non à partir malencontreusement en vrille comme je l'ai fait à l'instant :-). Car c'est aussi le combat d'un homme livré à lui-même face à l'effondrement de sa propre vie que le réalisateur cherche à nous raconter. Durant le récit de ce malheur profond et durable, on frôle à plusieurs reprises des questions terrifiantes, directement posées par Lenny lui-même, dont une qu'il me semble difficile de ne pas citer. Elle est exprimée lors d'une scène silencieuse montrant Lenny, réveillé en pleine nuit suite au même cauchemar grandeur nature qu'il fait pour la énième fois, les yeux grands ouverts dans la pénombre et pensant tout haut : "Comment guérir ? Comment faire mon deuil si je ne sens pas le temps qui s'écoule ?"
On est donc en présence d'un thème en béton armé, littéralement décalqué par une mise en scène en forme de puzzle qui lui va comme un gant. Un thème qui, à force de se voir fréquenté par une humanité troublante, laissera peu à peu s'installer une histoire d'amour émouvante et cruelle. En survivants du désespoir total, Guy Pearce et Carrie-Anne Moss forment un couple mémorable et franchement bouleversant dans cette mécanique d'autodestruction puis de reconstruction qui en est la base. En effet, on s'aperçoit à la fin du film que c'est en fait Lenny qui a abattu Jimmy, le mari défunt de Natalie (Carrie-Anne Moss). C'est pourtant à partir de ce meurtre involontaire que Lenny va croiser la route de Natalie, allumant la flamme d'une relation amoureuse ambiguë... A un autre moment, on assiste à une scène tendue dans laquelle Natalie se met à traiter Lenny de tous les noms pour le convaincre de l'aider (enfin bon, c'est un peu plus compliqué que ça, mais on va pas chipoté). Sous la pression, Lenny ne parvient pas à se contenir et le coup de poing part dans le visage de la femme. Pas plus de dix minutes plus tard, incapable de se souvenir de cet évènement à cause de son handicap, il pansera la blessure de Natalie avec grand soin... En somme, on pourrait dire que ces deux âmes déchues s'aiment malgré eux.
Par bien des aspects, le couple Guy Pearce/Carrie-Anne Moss rappelle fortement celui de 12 Monkeys (Bruce Willis/Madeleine Stowe), qui développait un charme singulier et identique dans leur manière de finir par se rejoindre, fatalement. A ce titre, les quelques scènes de tendresse de Memento réunissant les deux personnages sont toutes des réussites et renferment en elles une grande sensualité. En particulier, le moment où Natalie déboutonne lentement la chemise de Lenny devant le miroir, pour découvrir en même temps que lui les fameux tatouages par dizaines – concrétisation de son malheur incurable –, est d'une beauté aussi somptueuse que douloureuse. Là, on atteint presque la grâce paralysante des scènes obscures de Blade Runner dans lesquelles Sean Young et Harrison Ford se cherchent sans bouger, et ne semblent se trouver que dans des regards chauds/froids, paroles tristes et baisers durcis, mouillés de larmes.
Mais ce n'est pas fini : c'est également en termes d'interprétation que Memento impressionne, sans quoi, adieu la profondeur des personnages. Mise à part l'excellente performance de Guy Pearce (un Brad Pitt en plus sensible et nuancé), Carrie-Anne Moss et Joe Pantoliano campent des seconds rôles mémorables. Tous deux rescapés de l'aventure Matrix (moyennement enrichissante pour un acteur, enfin je suppose), ils se glissent dans les couloirs du faux-semblant avec un naturel étonnant, en veillant bien à ne jamais tomber dans la caricature. D'ailleurs, Joe Palantino, qui interprète le flic des stups qui "utilise" Lenny pour son propre intérêt, se charge à lui seul d'une grande part de la crédibilité globale de l'histoire, en nourrissant à chaque apparition son personnage d'un caractère neutre mais pas trop, sympathique mais pas trop, dissimulateur mais pas trop. En un mot, idéal.
De cette manière, le spectateur est fermement tenu en haleine jusqu'à la séquence finale, où tout est encore possible. On prend alors connaissance de l'identité réelle de Teddy, ainsi que la vraie version de pas mal de choses, qu'il serait trop long d'énumérer ici. Mais on assiste surtout à cet instant puissant, appuyé par le somptueux thème musical principal, où Lenny décide de noter le fait n°6, à savoir le numéro de plaque d'immatriculation de la voiture de Teddy, créant la pièce décisive du puzzle, scellant tout le reste.
En se mentant ainsi à lui-même (il n'a alors aucune preuve de la culpabilité de Teddy), Lenny se fait en réalité justice lui-même : puisqu'il lui est impossible de mettre un terme à sa souffrance, puisque même le moment où il a vengé sa femme, il l'a oublié comme tous les autres, il décide d'engager la phase finale de sa quête, une dernière ligne droite au bout de laquelle son salut l'attend. Car au final, il parviendra à se venger en tuant Teddy, c'est-à-dire en vengeant Natalie, tout en se rachetant soi-même par la même occasion...
Et avec un peu de recul, comme si tout cela n'était pas encore assez géant, on se rend compte qu'en "trichant" de la sorte, en introduisant ce mensonge au milieu des autres indices, il recrée en fait le processus exact de la mémoire. "La mémoire n'est pas fiable. Les souvenirs sont malléables, ce sont des interprétations, rien de plus. Ils ne font pas le poids face à la réalité." Mamamia, des fins comme ça, on en redemande.
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