La nuit est presque finie, et Jessica est réveillée par une puissante détonation dont elle n’arrive à trouver l’origine, autour d’elle dans la maison, et même les oiseaux dans leur cage semblent à peine perturbés, comme si rien n’avait eu lieu, comme s’il n’y avait eu aucun bruit, simplement le silence de la maison, à l’aube. Elle se demande : et si cette détonation, ce bruit fort, ce bang, ce boum, avait eu lieu dans sa tête, en elle, elle, victime du syndrome qu’on appelle «de la tête qui explose» ? Tentant de percer ce mystère, c’est une appréhension nouvelle au monde qu’elle, Jessica, va découvrir, loin de la ville, là-bas dans la jungle, près d’une rivière où un pêcheur dit se rappeler de tout, dit n’être pas d’ici, de cette tangibilité s’entend.


Souvenirs, mémoires, vies antérieures, niveaux de conscience, légendes lointaines, maladies étranges, jungles fournies et sensuelles recelant en leur sein la clé, une réponse, effluves fantastiques et envolées oniriques, Apichatpong Weerasethakul joue une fois encore avec ses thèmes de prédilection et les signes les plus reconnaissables de son cinéma pour saisir «toute la beauté et la tristesse du monde», d’un monde qui recommencerait ou qui s’éteindrait, et dont ce bang figure comme celui de la création, ou d’une réminiscence de la création, d’un autre ailleurs (l’explication proposée, ou plutôt l’une des explications proposées par Weerasethakul, déconcertante, est à prendre ou à laisser) ou d’une fin possible à tout (évoquant même ce bang entendu dans Under the skin quand l’intérieur des corps se désintègre en une fraction de seconde).


Il a trouvé en Tilda Swinton, muse majestueuse pour tant de réalisateurs et de réalisatrices («J’admire l’esprit farouche, l’élégance et l’humour de Tilda. […] Sa présence à chaque prise est organique, elle joue non seulement avec les autres acteurs, mais aussi avec la caméra, les lumières et le décor», a confié Weerasethakul), l’incarnation parfaite de cette femme, elle qui perçoit le bang, s’en inquiétant d’abord, puis y consentant, le recherchant. Cette héroïne Vaudou traversant les lieux, embrassant les événements tel un esprit à la dérive mais soudain à l’écoute, à l’affût des multiples pulsations du visible comme de l’invisible, des ondes secrètes laissées là et qui nous entourent, disent nos origines, ou notre futur, ou notre histoire, ou des histoires, des histoires de gens.


Il faut évidemment accepter ses limites et la langueur extrême, cet état permanent d’engourdissement que procure le cinéma de Weerasethakul et la vision de Memoria. Accepter cette hébétude des sens parfois sublime, parfois pesante, à la limite de la caricature du film d’auteur, à la limite du supportable quand nombre de plans fixes, suspendus à pas grand-chose, s’éternisent puis s’éternisent encore, et dont on peut comprendre la démarche parce que Weerasethakul cherche en nous un abandon total, presque la transe, mais que l’on peut légitimement rejeter parce qu’elle synthétise aussi tout ce cinéma qui aime à s’abreuver de rigueur, ce cinéma hiératique qui, à force de radicalité, ne procure plus rien, sinon l’abattement (voir par exemple l’épouvantable Les chiens errants de Tsai Ming-liang). Une fois sur deux ici, c’est cet abandon, c’est un éclat, la beauté ; une fois sur deux c’est ce rejet, des soupirs de lassitude, une envie de partir. Mais toujours un plan, magnifique, nous retient, un geste, une lumière, un étonnement, et toujours Weerasethakul, on ne sait comment finalement, nous capte.


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mymp
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le 22 nov. 2021

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