1986, la Corée du Sud est en proie aux manifestations contre le gouvernement et dictature de la 5ème République, les répressions sont sanglantes faisant plusieurs milliers de morts. Des couvre-feux stricts et des exercices d'évacuation d'urgence sont également imposés face à la menace constante que représente la Corée du Nord. Dans cette tension permanente, une petite ville de province au sud de Seoul nommé Hwanseong est frappée par le premier tueur en série du pays. Un cauchemar qui commença en 1986 et qui dura 5 ans, faisant dix victimes féminines âgées de 14 à 71ans, toutes violées et assassinées. Après la mobilisation de plusieurs milliers de policiers, plus de 2000 suspects interrogés et plusieurs tests ADN, le meurtrier ne fut jamais retrouvé. C'est à partir de cette histoire et après plus d'une année de recherches et d'entretiens variés (anciens enquêteurs, journalistes et témoins, coupures de journaux, preuves classées confidentielles, …) que Bong Joon-ho, encore réalisateur inconnu (ou presque), réalise son premier chef d'œuvre Memories of Murder, un polar sombre sorti en 2003 s'inspirant de l'histoire du serial killer le plus recherché de Corée du Sud.
3 ans après Barking Dog, une comédie sympathique, Bong Joon-ho suit les traces de Park Chan-wook (Old Boy, Sympathy for Mr.Vengeance) et se lance dans le genre thriller/polar. Memories of Murder est d'abord le film qui a lancé la carrière du réalisateur coréen, mais également le fer de lance d'un genre qui s'est créé par la suite une solide réputation chez les cinéphiles; et des réalisateurs populaires tels que Kim Je-Woon (J'ai rencontré le diable, A Bittersweet Life) et Na Hong-jin (The Chaser, The Murderer, The Strangers) ont su surfer sur la vague d'une fort belle manière les années qui ont suivi la sortie du film. Pour décrire le contexte et surtout le cadre de l'histoire, il faut donc revenir dans les années 80. Comme expliqué précédemment, la situation de la Corée du Sud est très complexe, sortie d'un régime dictatoriale après l'assassinat du président Park Chung-hee par ses proches collaborateurs et hommes de main (je recommande d'ailleurs chaudement The President's Last Bang), le pays pense connaitre un gros changement mais retombe dans un régime similaire, avec en plus des tensions grandissantes avec le voisin du nord et des manifestations. La Corée du Sud semble également divisée en deux: les grosses villes et campagnes ou plutôt Séoul et le reste du pays. Lorsque Hwanseong, une petite ville de province bien tranquille, est frappée par un tout nouveau type de meurtrier, les policiers se retrouvent rapidement désorientés et dépassés par la situation. Les méthodes d'investigations employées sont archaïques, la population est inquiète et avec une pression omniprésente sur leurs épaules, ils sont obligés de trouver un coupable rapidement quitte à fabriquer des preuves et inventer des histoires.
Et c'est justement Song Kang-ho, un habitué des œuvres de Park Chan-wook qui tient le premier rôle du film: Park. Park est un flic de la campagne un peu bourru aux méthodes archaïques chargé d'enquêter sur une série de crimes qui va radicalement changé sa vie. Ils enchaînent les suspects et les interrogatoires dans une ambiance qui devient de plus en plus pesante. La police coréenne est complètement dépassée par les événements, Park n'hésite pas à fabriquer des preuves et à briser moralement ses suspects en jouant au bon flic/mauvais flic avec son collègue qui les tabasse sans retenu pendant les interrogatoires. A l'instar du coupable idéal, le jeune handicapé mental du village avec une réputation de stalker, qui subit les foudres et le lavage de cerveau des deux hommes en restant confiné plusieurs jours dans les sous-sols du commissariat. Les scènes de crimes ne sont pas protégées et les preuves disparaissent rapidement. Lorsque la première victime est retrouvée au bord d'un champ, les enfants jouent sur la scène du crime, les témoins et journalistes curieux envahissent les lieux, le commissaire arrive avec du retard et tombe maladroitement en descendant une pente et un tracteur roule sur les empreintes non protégées… Tout le monde semble perdu et cette maladresse omniprésente est à la fois rageante et comique. On a l'impression que les meurtres ne sont pas toujours pris au sérieux, mais d'une certaine manière cette maladresse et naïveté de la part des personnages les rendent plus humains et attachants. Park pense également avoir un don presque surnaturel pour repérer les coupables, il pense qu'il lui suffit d'un regard pour détecter la moindre once de culpabilité. L'enquête va avancer lorsque Séoul envoie Seo (Kim Sang-kyung), l'un des ses enquêteurs, pour suppléer la police locale. Seo est beaucoup plus sophistiqué, raffiné et pointilleux, ses méthodes ressemblent plus aux techniques modernes employées par la police actuelle. Comme chien et chat, les deux policiers tentent de collaborer pour arrêter le suspect dans un climat glacial, entre divergences et disputes parfois virulentes.
L'histoire se déroule sur plusieurs années et si ce n'est la dernière scène qui fait un bon en avant, il est difficile de s'en apercevoir directement dans le film lorsqu'on ne connait pas un minimum la tragédie qui a frappé Hwanseong. Pour les besoins du film, il était également nécessaire de raccourcir les fais, de diminuer le nombre de suspects, de se concentrer sur l'essentiel et d'inventer un coupable, ou du moins orienter les deux policiers vers une piste sérieuse. Cela reste important de confronter le bien et le mal et ne pas perdre le spectateur avec un récit qui au final n'apporte aucun élément de réponse. Ainsi, la deuxième partie du film, avec l'avancée de l'enquête, cible clairement un potentiel coupable, mais ne donnant jamais l'impression d'être complètement certain d'avoir le fin mot de l'histoire et de pouvoir conclure cette course effrénée à la vérité. Le traitement de l'image est très particuliers, Bong Joon-ho a ainsi intensifié les couleurs des différents décors donnant des scènes souvent très ternes et sombres, comme les bureaux de la police ou la ville constamment baignée dans les ténèbres, balayée par de fortes pluies et seulement éclairée de temps à autre par le jour et le jaune très intense des champs de blé. Un traitement qui a d'ailleurs malheureusement disparu dans certaines éditions DVD et qui apporte une certaine once de tranquillité entre deux drames, donnant ainsi l'impression d'imager les sentiments des personnages et de la population locale.
Plus qu'un simple thriller, Memories of Murder se montre également très drôle. Notamment la maladresse des policiers coréens. Un aspect ridicule mais très attachant donné aux personnages principaux qui donnent parfois l'impression de jouer aux héros mais qui en sont en réalité très loin. Une maladresse qui se retrouve dans certaines scènes comme la course poursuite dans les ruelles sombres et étroites, qui donnera par la suite des idées à d'autres réalisateurs. Bong Joon-ho a réussi à apporter de l'intensité dans des scènes qui au final sont très terre-à-terre et réalistes, une mise en scène très différente de ce qu'on retrouve habituellement dans les productions Hollywoodiennes mais néanmoins très efficace et avec un charme fou. Une Police, qui d'ailleurs, a surement fait les frais d'un Bong Joon-ho furieux, qui s'est énormément investi émotionnellement. Après ses multiples recherches et interviews, il a pu apercevoir dans des articles de journaux des forces de l'ordre fières de poser pour la photo après avoir arrêté un suspect potentiel et certainement fabriqué de toute pièce, jusqu'à ce qu'un autre corps mutilé refasse surface. Un temps précieux à essayer de rassurer la population au lieu d'essayer de trouver une piste sérieuse, et c'est un contraste judicieusement apporté par le réalisateur en confrontant les méthodes de Park et Seo à plusieurs reprises. Notamment lorsque le premier, en constatant l'absence de poils pubiens sur les scènes de crime, tente d'épater la galerie en cherchant un homme imberbe dans les différents bains publics de la ville. Alors que Seo s'accroche aux faits et aux preuves plus évidentes jusqu'à trouver le modus operandi du tueur.
La fin du film et la conclusion apportée par Bong Joon-ho est exemplaire! La conversation avec la petite fille et le visage de Park braqué sur la caméra accompagné d'une musique envoûtante laissant doucement place au générique en disent tellement long sur le message que voulait apporter le cinéaste. Tant pour l'histoire du film qui cible ainsi directement le coupable mais aussi pour la véritable histoire. Le film étant sorti en 2003 et le délai de prescription pour la quasi-totalité des crimes dépassé, le meurtrier pouvait très bien être en train de le regarder dans les salles de cinéma ou devant son téléviseur. Park tente ainsi, à l'aide de son "regard magique", de trouver parmi nous qui pourrait être le coupable. Une scène simple mais pleine de sens qui fait froid dans le dos et qui conclue formidablement une des merveilles du cinéma coréen.