Vision fugace, presque rassurante, d’un rideau de dentelle posé de guingois sur une porte-fenêtre, comme pour mieux souligner le déferlement de violence incontrôlée qui va suivre : l’agression sauvage d’un couple, saisi dans son intimité familiale.

Des premières scènes qui frappent par leur lyrisme cru : le frêle voilage brutalement arraché, une femme qui sort en vacillant, suivie d’un homme, visage de fou grimaçant, qui l’empoigne brutalement et la jette à terre, de gros plans rapides en rafale illustrant la férocité de l’attaque dans un meurtre à la hache particulièrement sanglant.

Les intertitres, c’est la bête noire du cinéma,
on n’explique pas une symphonie par des mots, un film doit être
compréhensible par lui-même.
Déclare le réalisateur français né en Estonie

Et il faut bien dire que cet art de l’ellipse confère aux images de son métrage muet de 1926 une vraie musicalité : plus qu’à des mots, elles s’apparentent à des notes et des accords -certaines scènes évoquant même des tableaux- pour créer un patchwork des styles divers de l’époque : du montage « à la Russe » à l’impressionnisme de Louis Delluc et au mélodrame bourgeois.


Ainsi le déchaînement hystérique du début contraste-t-il avec des scènes d’une douceur bucolique, où l’on suit les pas de deux fillettes, rieuses et légères.

Robes blanches, jambes nues et gros nœud dans les cheveux, elles courent et s’ébattent en pleine nature, la caméra s’attardant sur la plus jeune, qui, d’un geste impatient, rejette en arrière la masse opulente de ses cheveux bouclés, révélant la pureté d’un petit visage en coeur que dévorent de grands yeux étonnés, tandis que, garçon manqué, elle poursuit dans un arbre le chaton qui s’y est réfugié.


Monde insouciant et privilégié de l’enfance : la folie criminelle que la petite fille découvre, les yeux agrandis d’horreur, sonne le glas d’un univers protégé, marquant de façon irrémédiable la perte d’innocence et la fin de l’âge heureux.

Faire son deuil, mais avancer : au cimetière, telles deux hirondelles noires pressées l’une contre l’autre, les fillettes prient, éplorées, se prodiguant caresses et réconfort, avant de s’engager, petites silhouettes solitaires, sur le chemin de l’avenir, que symbolise une longue route bordée d’arbres.


Pouvoir des images qui nous transmettent, dans une sorte de « symphonie » dramatique, pensées et émotions, avec une belle intensité : le temps qui passe, admirablement rendu par le cimetière désormais en friche, tombes envahies de mauvaises herbes, croix renversées, vestiges dérisoires des messages d’amour qui un jour y furent inscrits.


Mais, contrastant avec la mélancolie inhérente à cette fuite du temps, la vie reprend ses droits dans l’effervescence d’une usine de fleurs artificielles, ruche laborieuse et animée, où les deux jeunes femmes ont trouvé momentanément du travail.

Gros plans sur les visages enjoués et volubiles à la pause de midi, avant que les ouvrières ne s’égaillent dans Paris ou s’engouffrent dans le métro, bouillonnement humain que scande un air d’accordéon .


Toutefois, c’est à une découverte quelque peu surréaliste du quartier populaire de Ménilmontant dans les années 1920, que Kirsanoff nous convie, une balade visuelle portée par le visage mutin ou mélancolique de sa muse, dont on suit les déambulations et l’errance entre ombre et lumière, joie et tristesse.


Rues démultipliées, surimpressions et crescendos de gros plans sur des ruelles désertes jonchées d’ordures, pavés brillants de pluie dans de longues rues grises et vides où l’on inscrit ses espoirs à la craie sur les murs, où l’amant surgit de nulle part et les amours se cachent, heureuses ou infidèles derrière les portes décrépites.


Rencontre, amour et désir, bonheur, désillusion voire désespoir, le réalisateur déroule devant nos yeux le cycle de la vie, faisant vibrer l’histoire de deux soeurs amoureuses et séduites par le même homme : vil suborneur à la gueule d’ange de titi parisien.


Une manière aussi d’opposer deux jeunes femmes seules et sans ressources, confrontées à la dureté de la grande ville : l’aînée, forte créature protectrice et pragmatique, qui compose avec les dangers, la plus jeune, touchante dans sa fragilité de femme-enfant innocente et spontanée, qui rêve sa vie dans un éclat de rire folâtre et des pudeurs de vierge, avant de se jeter au cou du « soupirant transi » qui l’a entraînée dans sa chambre.


Première nuit d’amour : la nature a fait son œuvre…

Avec un art consommé de la photo, caméra à l’épaule, le cinéaste s’attache aux pas de la jeune femme, qui, le visage défait, la démarche alourdie par le bébé qu’elle porte à bout de bras depuis sa sortie de la maternité, progresse lentement sur les bords de Seine : toute la détresse d’une mère, réduite, à cause de la misère, à des pensées macabres, se lit dans son regard perdu filmé en gros plan.


L’une des scènes les plus belles du film, sans doute la plus émouvante, reste celle où la jeune mère se laisse tomber, épuisée, sur un banc, près d’un vieil homme occupé à se couper une tranche de pain.

Tiraillée entre un sentiment de honte et la faim terrible qui la tenaille, elle ne peut s’empêcher de jeter des coups d’oeil furtifs pleins de convoitise, au morceau qu’il porte à sa bouche.

L’homme, sans jamais lui rendre son regard, pousse doucement vers elle saucisson et bout de pain : d’abord hésitante, elle renonce bientôt à lutter et finit par s’en emparer, mordant avec avidité dans le sandwich salvateur au goût de renaissance.


Empathie muette et geste de solidarité suggérés avec une grâce infinie, Kirsanoff fait parler l’image, pour nous offrir une méditation poétique cruelle, inédite pour l’époque, servie par des acteurs d’autant plus expressifs qu’ils sont souvent filmés en plans rapprochés, à commencer par la gracile Nadia Sibirskaïa, compagne du réalisateur et son interprète de prédilection.


Le film rend joliment hommage à la grisaille d’un Ménilmontant, comme on ne l’avait jamais vu, vieux de près d’un siècle et à la vie de ses petites gens : une œuvre très moderne, voire avant-gardiste des années 1920.

Proche du cinéma à la française d’un Abel Gance, René Clair ou Jean Epstein, on retiendra de ce beau mélodrame naturaliste mâtiné d’une touche documentaire, l’intelligence du montage et la toute puissance des images.

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le 17 mai 2022

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Aurea

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