Wiseman et la cuisine : il y a comme une évidence à côté de laquelle j'étais passé jusqu'à présent. Lui qui a passé sa vie à scruter le fonctionnement de diverses institutions, à faire preuve d'un sens du détail exacerbé, à agréger des grandes quantités de matière première pour les retravailler au montage et en faire une œuvre dont on peut profiter... Il ne pouvait que passer par la case gastronomique (on est dans le plus pur prestige, tant qu'à y être), et ce film réalisé à 93 ans pourrait très bien faire office de testament tant il y a dans les deux pratiques artistiques, cuisine et cinéma, des passerelles persistantes. C'est près de Lyon avec la famille Troisgros, avec le père Michel, sa femme Marie-Pierre, et les trois enfants César, Léo et Marion, qui passera sous l'œil finement observateur de la caméra de Wiseman dans Menus-Plaisir".
Je ne sais pas si la passion pour la cuisine joue un rôle majeur ou mineur dans l'appréciation d'un tel documentaire, mais la durée gargantuesque de quatre heures n'a pour moi jamais été un obstacle à l'immersion dans les cuisines, devant les assiettes et en compagnie des producteurs. Au contraire, c'est l'hypnose totale. On progresse des marchés aux fourneaux, avec les clients et les commis, en compagnie du père et des fils, sans la moindre trace d'ennui. La confection des plats est très clairement la partie la plus absorbante du film, loin devant les récits familiaux ou même le grand soin apporté à la présentation de la provenance de divers produits (fromages, vins, légumes, viandes), et Wiseman porte un regard intéressé et passionné sur une thématique duale qui a irrigué une bonne part de sa filmographie, l'art de la création qui se déploie devant nos yeux et le travail collectif qui permet d'atteindre des hauteurs incroyables.
Menus-Plaisirs - Les Troisgros présente toutefois quelques limitations étonnantes de la part du documentariste. La première tient sans doute à l'absence remarquée de quelques acteurs du grand cycle de la restauration, puisque très peu de temps sera accordé au service des plats (le passage de la cuisine aux tables est toujours limité à des plats qui partent et des présentations succinctes devant les clients) et tout ce qui a trait à la partie la plus ingrate du travail, le nettoyage de la vaisselle, est totalement absente — alors qu'on imagine bien le nombre conséquent de personnes requises à la plonge dans un lieu pareil. La seconde, peut-être encore plus étonnante de la part de Wiseman, tient au processus d'auscultation caractéristique chez lui : on a l'impression que la virtuosité des compositions gastronomiques l'a quelque peu éloigné de l'observation et de la compréhension des mécanismes du restaurant étoilé, des relations hiérarchiques, de l'organisation, bref de tout ce qui fait habituellement le sel de ses productions. Ici les zones de rugosité ne sont pas inexistantes mais elles restent limitées à quelques passages relativement anecdotiques. L'ambiance qui règne en cuisine à l'air beaucoup plus conviviale que ce que l'on peut connaître habituellement dans ce genre de lieux où s'exerce souvent une certaine tyrannie (plus ou moins poussée), mais on a malgré tout la sensation de passer à côté de quelque chose de non-négligeable.
Wiseman semble plus intéressé par d'autres récits qui se tissent en toile de fond, comme notamment l'histoire de la famille Troisgros avec le grand-père qui a développé une curiosité précoce (à l'échelle de la gastronomie française) pour la cuisine japonaise, et surtout le moment charnière auquel on assiste puisque les cuisines sont en plein transfert de responsabilités, du père vers le fils — une étape difficile pour les différentes parties, nous suggère-t-on de manière très diffuse. Les temps changent, la nouvelle génération orientera l'établissement dans une autre direction, c'est une certitude et on sent le patriarche heureux mais un peu désorienté à ce sujet. Mais ce qui focalise l'essentiel de l'attention relève de l'esthétique tant les assiettes apparaissent comme le réceptacle d'une profusion complètement dingue de savoirs et de talents, avec non seulement le pouvoir créateur hallucinant des chefs (on entendra beaucoup parler d'une fameuse recette à base de rognons aux fruits de la passion) mais aussi une pléthore de gestes techniques délivrés dans les cuisines immenses et ouvertes, pour conditionner les légumes, préparer les aromatiques, dorer certains ingrédients, ajuster les saveurs avant que tout ce travail ne se métamorphose en un plat final, point d'équilibre des textures, des couleurs, des formes, des parfums... Autour d'un artisan vieillissant se confectionne une vision de paradis gastronomique, rappelant que la bouffe, c'est vraiment la base.
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