Comme pour les précédents films de Virgil Vernier, tout part d’un lieu, que cela soit Orléans, son dernier moyen métrage (où se dessinait déjà les contours de Mercuriales) ou encore Andorre, son premier court métrage documentaire. Mercuriales ne déroge pas à la règle et empreinte son nom aux deux tours jumelles qui surplombent le boulevard périphérique de Paris, à Bagnolet. Construites dans les années 70 pour rééquilibrer les quartiers d’affaires de l’Est parisien, le projet immobilier ambitieux a toutefois dû s’arrêter à cause de la crise pétrolière. Portant les stigmates d’une modernité passé et le déclin d’une époque jadis flamboyante, elles nous rappellent aussi intrinsèquement les Twin Towers de New-York et le malheureux spectacle de nuage de cendres qui ouvrait ce début de millénaire.
Les Mercuriales, aux lettres illuminées d’un néon bleu nuit, Virgil Vernier les apercevait de sa chambre d’enfant. C’est ainsi que les tours dressées là où le soleil se lève et se couche lui ont inspiré les deux protagonistes de son film. En effet, les deux piliers Ouest et Est prennent vie à travers deux jeunes filles ingénieusement choisies pour leur fausse gémellité : une française (Joane, interprétée par la lumineuse Philippine Stindel) et une moldave (Lisa, incarnée par la fascinante mannequin Ana Neborac). La première, réceptionniste dans l’une des deux tours, se rêve danseuse mais trouve sa réalité dans une boîte de strip-tease et la seconde, venue pour les vacances à Paris, repartira finalement en Moldavie quand l’été touche à sa fin. Après leur rencontre dans ces tours, ensemble, elles vont passer un été à jouer les sœurs inséparables en se rendant à différentes rites ensemble (anniversaire, mariage …), au fil de leur parcours, elles y croiseront toute une panoplie de personnes dont la présence est certes furtive mais toujours authentique et sincère : il y a Loulou, la colocataire de Joane qui s’apprête à se marier, sa fille de dix ans mais déjà mature et sa bande d’amis, un jeune musulman fraîchement converti, un jeune homme timide …
Mercuriales est à l’image de son synopsis : “Cette histoire se passe en des temps reculés, des temps de violence. Partout à travers l’Europe une sorte de guerre se propageait. Dans une ville il y avait deux sœurs qui vivaient…” autrement dit, volontairement imprécis et mystérieux. En regardant le film, on comprend que le souci narratif a été relayé au second plan car ce qui importe au cinéaste, c’est de peindre un tableau impressionniste d’une jungle contemporaine teintée de mysticisme. Le film s’ouvre au sous-sol de l’une des tours Mercuriales sur un tableau de contrôle au look futuriste, puis on suit un jeune homme noir, fraîchement embauché, en train d’apprendre les tâches de son poste d’agent de sécurité. Ce personnage mutique constitue un motif, il réapparaît à trois reprises dans le film à chaque fois en s’essayant à un autre travail, mais qui se trouve au final être la même chose (il passe d’agent de sécurité des tours à celui d’un supermarché et s’engage enfin dans l’armée comme soldat). Ainsi le cinéaste dispose le champ de la vigilance, et apparemment le besoin d’une sécurité toujours grandissante, mais sans jamais laisser entrevoir le contre-champ, celui du danger. En effet dans ce film, rien n’est explicite, tout n’est qu’évocation, il suffit à Virgil Vernier de parsemer ici et là quelques parfums et lumières et de filmer ses sujets comme s’il captait des natures mortes pour faire naître chez le spectateur un sentiment d’angoisse. La précarité des événements mis en scène laisse un goût de cendre. Or, si la fin d’une époque est proche et le chaos lancinant, nous ne savons pourtant jamais d’où ce dernier provient.
Attaché à l’art primitif et à l’art naïf, comme ils sont illustrés par les dessins de Lisa dans le film, le cinéaste porte également un intérêt pour les croyances ancestrales et construit au sein de son récit la manifestation d’un monde sensible, parallèle, régi par le symbolisme (invocation, magie …). A l’heure du tout numérique et du 3D, Mercuriales a été tourné en pellicule 16mm. Le travail de Jordane Chouzenoux (Qui Vive, Andorre, Snow Canon) a offert une photographie à la fois hypnotique et totalement anachronique, voire atemporelle, à l’image de l’architecture de Bagnolet. La bande-son originale, elle, a été composée par le New-Yorkais James Ferraro qui avait déjà collaboré avec Virgil Vernier. Sa musique lo-fi faite de souffles et de saturations est “sale”, toute comme la pellicule 16mm : ces deux pôles audiovisuels font de Mercuriales un cinéma organique, une expérience incantatoire en somme.
En illustrant une jeunesse sans idéaux mais croyant en un au-delà mystique, Mercuriales invoque un futurisme des années 70 pour mieux évoquer le présent. En associant la laideur et la beauté, le banal et l’étrange, le génie du film est d’opter pour la poésie en tant que vocabulaire cinématographique là où la plupart des autres préfère le réalisme ou le naturalisme. Virgil Vernier, en gardien de nuit, nous conte un rêve halluciné en dressant une vision hallucinatoire au même titre que celle que Jean Charles Hue nous avait mise en bouche avec Mange tes morts. Sélectionné à la dernière édition du Festival de Cannes à l’ACID (l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion), qui est une section parallèle modeste mais néanmoins dénicheuse de pépites (Of Men and War, C’est eux les chiens …, La Bataille de Solférino), Mercuriales constitue le matériau rare et étincelant dans la production française de 2014, et Virgil Vernier, un cinéaste innovant à suivre de très près.