Ce soir j'ai revu The Draughtman's Contract. Je ne l'avais découvert que récemment, mais ayant un conjoint paysagiste de formation, je voulais qu'il le voie avec moi, sachant par avance qu'il ne comprendrait pas grand chose. J'étais un peu présomptueux de penser que j'y comprendrais d'ailleurs un peu plus que lors de la première vision, force m'est de constater que je ne suis guère plus avancé.
Projet fou, scénario original et premier vrai long métrage de fiction pour le génial et débordant d'idées Greenaway, on a un peu de peine à croire que ce film ait pu germer dans la tête d'un seul homme. Initialement, l'ouverture en clairs-obscurs et dialogues à la virtuosité sibylline devait durer plus d'une demi-heure, mais la production a exigé des coupes. Quiconque se lance dans ce film doit renoncer à tout saisir, tant l'entendement est dépassé par la sophistication du verbe dont font preuve les dialogues du film. L'anglais est d'un niveau très littéraire et volontairement daté, qui plus est truffé d'allusions masquées nous invitant à chercher une vérité qui se dérobe par delà les images.
Car c'est de cela dont il est précisément question, tout au long du film, et par dévoilements successifs. La réalité est forcément trompeuse, illusoire, et le plus malin n'en triomphe pas forcément. Œuvre féroce et d'une éblouissante intelligence qui brasse des sujets aussi complexes et à priori pas très bandants que les rapports de classe dans l'Angleterre du XVIIIe, les droits de succession, le jardinage et la peinture de domaine, on devine peu à peu que les enjeux, plus encore que les indices disséminés à l'envi dans les croquis du peintre, sont en réalité les tentacules d'un complot qui ne cessent de se dissocier et de faire oublier l'énorme pieuvre à laquelle ils appartiennent.
Le cinéaste s'amuse beaucoup, soignant des dialogues parmi les plus sidérants que le cinéma ait portés (et bravo à l'immense Bernard Eisenchitz pour ses sous-titres, qui malgré quelques oublis de taille - une histoire d'héritier au détour d'un dialogue, ce n'était pas un détail à taire dans ce film - tiennent largement la route dans un film qu'on devine atrocement difficile à traduire), jouant sur les cadres, les éclairages, attendant les nuages opportuns, et rajoutant des détails étranges (cet homme statue qui erre nu dans la propriété) pour mieux perdre et brouiller le spectateur.
On croit tantôt le peintre lucide et fin manipulateur, la mère victime de son priapisme, la fille intrigante indépendante ou le genre stupide germanophone, mais les masques virevoltent, tombent ou changent de visage. Quelques plans séquence, en travelling de balancier ou bien fixes, ponctuent le récit lors de ses rebondissements les plus notoires, à l'image du magnifique chantage tout en sous-entendus que la fille fait au peintre, ou à celui de ce discours étonnant sur la symbolique de la grenade. L'allemand et le hollandais se mêlent à l'anglais aristocrate comme pour garder hors de portée du spectateur une partie des subtilités du récit, les dessins qui semblaient révéler un crime ne sont qu'une illusion de plus, un maillon dans une chaîne complexe où s'entremêlent cabales familiales, amours contrariées, adultères, et transaction financière, et l'insolence du peintre n'est en définitive qu'un coup prévu par ses adversaires dans cette immense partie d'échecs dans un labyrinthe aux miroirs. Surtout, ne pas chercher à comprendre, mais garder à l'esprit que tout est erreur. Point de représentation qui ne soit illusion, point de mot qui ne voile ou ne déguise une vérité cachée, point de personnage qui ne tienne un rôle précis dans une mécanique certes secrète mais bien huilée.
Et pendant ce temps, la musique somptueuse de Michael Nyman rejouant Purcell sur un mode sériel et minimaliste déploie ses boucles obsessionnelles, les vues se succèdent, les jours se suivent, une logique se dérègle en apparence. Les vêtements d'un mort ou d'une calculatrice s'éparpillent dans les domaines, un chien ou un cheval errent, des bottes sont abandonnées, deux échelles trônent, les statues se meuvent, et les douves couvertes de lentilles d'eau abritent pour l'éternité le sommeil de deux poires trop vite tombées de leur arbre. Deux poires charnelles que savourait plus tôt le peintre, trois grenades qu'il offre avec une naïveté méticuleuse, croyant mener la danse, mais à la fin, c'est l'ananas qu'il ne dégustera jamais qui l'emporte.