A force de visionnages je reste chaque fois plus ébloui par l’ampleur narrative et l’envergure formelle qui traversent le film à tel point que je considère aujourd’hui Miami Vice comme le Inland Empire du thriller urbain à savoir : un objet totalement libre, sans équivalent, inépuisable, un film dont on dira encore dans cinquante ans qu’il n’a jamais été égalé. C’est à mes yeux et de loin dorénavant le meilleur film de Michael Mann et c’est un fan inconsidéré de Heat (qui était mon film préféré il y a une dizaine d’année) qui le dit. Ça regorge d’idées, de fourmillements narratifs (pas toujours exploités et c’est tant mieux), de chemins de bifurque, nous plongeant dans un perpétuel coma bleuté, véritable balade aérienne et jouissive au milieu d’un trafic gigantesque, d’une limpidité exemplaire à l’écran, dans sa construction comme dans les hiérarchies qu’il installe progressivement. Coma duquel on ne sort qu’au moment d’une immense fusillade, seul véritable instant de bravoure attendu que le film nous offre en cadeau sublime, plus sublime encore peut-être que celle de Heat que l’on connait tous.

C’est un film incroyable. Et il l’est encore davantage chaque fois que je le revoie. C’est une adaptation transcendée, où rien ne se passe comme on l’aurait prévu. Je l’ai découvert au cinéma à sa sortie et c’est je crois, ce qui m’avait perturbé. Cette impression systématique d’être en retard, et durant plus de deux heures, sur les enjeux de l’histoire, son intrigue. Mais sans possibilité de se raccrocher car le film n’est jamais explicatif ni illustratif. Michael Mann déroule, sans véritables repères habituels pour le spectateur. Sa beauté esthétique est tellement hallucinante que j’en reste béat d’un bout à l’autre. Le sentiment de voir un film ultra moderne, complètement abstrait même par moment. Mann ne filme plus ces corps comme il les filmait dans la série, ni même comme il les filmait dans Heat, il les filme se fondre dans un paysage. Il en découle un film très musical, très atmosphérique, tellement que parfois on croirait un polar fait par Hou Hsiao Hsien, sans rire. Je suis souvent perdu, pourtant le scénario paraît basique, on a déjà vu ce genre d’histoires au ciné, mais la mise en scène est si inventive. C’est elle qui transcende le tout, qui lui insuffle un rythme peu habituel, et en fait un film passionnant. Il faut voir la puissance de coups de feu dans ce film. L’intensité qui réside dans chaque mensonge. La force des regards. Yero face caméra. Sonny face à la mer. Rico dans ses godasses. Comme si aucun ne regardait dans la même direction. C’est en cela que le film ne ressemble à aucun autre. Il pourrait être une simple histoire d’infiltration mais il recherche plus loin. Non pas à travers une émotion forte, ce serait trop facile, mais à travers un tout, à travers chacune des situations proposées. Une opération fédérale en plein night-club. Une salsa qui en dit long. Une rencontre infiltrée. Une fusillade sur un chantier portuaire. De variation en variation, les régimes de plans vertigineux se succèdent, d’un plan fixe d’ensemble en légère contre plongée sur le toit d’un gratte-ciel vers la banquète arrière d’une voiture littéralement déchiquetée par les balles de même que ces nombreux plans à hauteur d’épaule ci et là, une mission en silence quasi suicidaire autour d’un bungalow perdu, ou encore une succession jubilatoires de plans aériens accompagnant un hors-bord en balade le jour, en mission la nuit.

Le premier quart d’heure est un sommet dans l’œuvre du cinéaste, ahurissante explosion abstraite de pistes possibles qu’il dresse en guise d’introduction à la future infiltration que le film choisira comme unique ligne tracée ensuite, à l’image de ces deux avions superposés pour ne faire qu’un sur un radar, tandis que les premières images du film faisaient se chevaucher une multitude de possibilités comme autant d’histoire à raconter via ces nombreux hors-bord glissant dans la baie de Miami. La séquence de boite de nuit qui s’ensuit, monstre d’esthétisme fiévreux aux odeurs de mojitos, est une pure fausse piste comme il y en aura de nombreuses : Sonny fait du gringue à une serveuse d’origine Lisboète, en observant son bronzage qui lui, dit-il, doit provenir de Miami. Trois plans, dix secondes, une amorce d’histoire au milieu de la mission, un courant passe mais ne réapparaitra jamais. Enfin ce ne sera plus cette serveuse, mais Isabella, plus tard, l’excitation du danger en plus. Nos deux flics à Miami, bien épaulés par une équipe de choc on ne peut plus présente mais silencieuse tout le film durant, sont sur le point de coincer un proxénète important, Neptune. Un appel va tout changer. L’homme s’en sortira pour cette fois, lui non plus nous ne le reverrons pas. Au téléphone c’est un indic, un certain Alonso, qui dit avoir été contraint de balancer les fédéraux dans une infiltration car sa femme était en danger. Dans un montage parallèle on voit cette infiltration policière lors d’un échange de came qui tourne au carnage. L’indic se jette sous un camion, lorsqu’il apprend la découverte du corps de sa femme utilisée comme otage dans l’opération qui a tourné au fiasco. Et une équipe de police est décimée. Tout cela en un quart d’heure, dans une ambiance nocturne dont seul Mann a le secret, à une vitesse folle mais d’une fluidité incroyable. Le cinéaste en si peu de temps érige des pistes narratives que d’autres cinéastes moyens auraient étirées sur le film en son entier. C’est aussi la beauté paradoxale de Miami Vice : s’écouler en un claquement de doigt, cent-trente-cinq minutes qui paraissent à peine une heure, tandis qu’au souvenir du visionnage le film laisse l’impression d’avoir été trois fois plus long, tant il regorge de tiroirs, de mouvement, d’impasse, de part cette géographie indomptable, cette image à la temporalité indiscernable et ce filmage au ralenti. L’opération foirée mènera l’enquête vers un certain José Yero puis vers Jesus Montoya, le roi de la pègre de Miami.

Le récit offre de très beaux rôles à ses personnages en y débusquant tout une palette de leur personnalité, l’humanité qui sourd dans ceux qui en dégage le moins, les doutes qui apparaissent dans ceux qui semblent infaillibles. Le centre de ces bouleversements concerne évidemment la relation entre Isabelle et Sonny. Lui qui semble si méthodique et imperturbable séduit tout en se laissant séduire au point de laisser échapper une fragilité qui n’est pas loin de le dévier de sa mission première. Elle qui est d’abord perçue comme une machine à l’état pur (double de Jesus Montoya) et présence froide dans l’ombre, sombre dans la tentation pour ne plus en sortir. Sonny tombe fou amoureux d’Isabella, et vice-versa, de manière totalement irrationnelle. C’est ce que découvrira José Yero, probablement le plus beau personnage du film, aussi énigmatique que la mise en scène, c’est le plus intelligent, celui qui a des yeux derrière la tête et interprète tout négativement de manière à n’avoir à supporter aucune mauvaise surprise. C’est lui qui soupçonne très vite nos deux compères de ne pas être les hommes de la situation. Il n’évoque même jamais la possibilité qu’ils soient flics, simplement il sent que quelque chose cloche, et le simple fait que Yero ne les sente pas suffirait à les liquider sur-le-champ, à s’en débarrasser sans que personne ne sache quoi que ce soit comme à la fin lorsqu’il tente de sonder Sonny par la jalousie en lui prétextant qu’il sort avec Isabella et qu’une fois las il la jettera, un bras ici, la tête là-bas. Yero n’est qu’un homme de main, le chef du trafic mais pas le boss, c’est celui qui renifle tout, uniquement. Mais Mann ne cherche pas à en faire trop de ce personnage, surtout pas une figure caricaturale. Il le présente même comme quelqu’un de très fragile et limité arme en main (la fusillade finale) alors qu’il est doté d’une capacité de réflexion et de déduction hors du commun. Sublime séquence – sans doute l’une des plus belles de tout le cinéma de Michael Mann avec quelques autres envolées dans Heat et Le dernier des Mohicans – lorsqu’un savant mariage champ contrechamp collisionne le regard suspicieux de José Yero avec la danse collée-serré d’Isabella et Sonny. J’aime cette scène car elle me fait dire que même dans un cinéma américain formaté polar on ne dupe pas les méchants si facilement. Ailleurs, personne n’aura prêté attention à cette attirance, aucun personnage n’aura fait de lien entre la mission et les sentiments, personnages et spectateurs accepteraient l’idée qu’il y ait deux films en un seul. Personne ne la voit dans le film par ailleurs, mais Yero si, ses yeux en pétillent, de peur et de tristesse aussi peut-être, non pas qu’il soit amoureux de la jeune femme (rien ne sera envisagé tout du moins) mais qu’il se rend compte qu’il a donné exagérément sa confiance, aveuglément. Comme une machine qui se rendrait compte de sa faillibilité mais c’est aussi l’intelligence du personnage, de s’en rendre compte. Dès cet instant, Isabella n’est plus rien – elle sort même momentanément du film, pour un voyage en Europe semble-t-il. Les yeux de Yero, homme d’action, se substituent à la voix de Montoya, homme des décisions. C’est ce dernier qui mettra en marche le règlement de compte, qu’il n’incarnera nullement d’ailleurs, s’éclipsant tout naturellement du film. Chose qu’aurait dû faire Neil McCauley dans Heat s’il n’avait pris la vengeance trop à cœur. Montoya est le grand méchant qui restera dans l’ombre, l’inaccessible, le plus fragile mais le plus protégé, faisant une double confiance aveugle à sa trésorière et à son renard. Le traitement que le cinéaste en fait est tout bonnement incroyable : il l’oubli, ne l’offre pas. Michael Mann c’est une science aigue du méchant. Il est sans doute le seul à avoir pris au pied de la lettre l’adage Hitchockien selon lequel on ne fait pas de bon film sans bon méchant. Cette manière qu’il a de le mettre à égalité avec les autres. Mais c’est la première fois que je trouve son traitement si jusqu’au-boutiste. Qu’est ce qui sauve Sonny et Rico, face au vicieux Yero, à plusieurs reprises dans ce film ? L’incarnation de ceux qu’ils disent être, leur croyance absolue en leur personnage de substitution. Lors d’une virulente rencontre, Sonny sera obligé de sortir une grenade, montrant qu’il est capable de tout exploser, lui avec. Lors d’une discussion d’échange, ils proposeront un accord impossible témoignant de leur confiance et de la bonne entente qu’ils désirent garder. Revers de la médaille : ils paraissent beaucoup trop pros aux yeux de la sentinelle impossible à berner, José Yero. Mais ce n’est pas ce qui scellera la fin d’un possible accord, le début d’un grand règlement de compte flic/voyou. Un truc va merder. C’est l’histoire sentimentale entre Sonny et Isabella. Celle que Yero ne va pas rater, et comprendre peu après que la raison pour laquelle la jeune femme ne cesse de parler de fiabilité est due à son entichement pour le flic beau-gosse.

Evoqué ainsi Miami Vice pourrait être vu comme un polar glacial, millimétré et tatillon, dépourvu de chaleur émotionnelle, de jubilation dans l’action, de sensualité, pourtant en plus d’être tout cela à la fois et d’être le film d’action atmosphérique ultime, une version shoegaze du chef d’œuvre pop de Friedkin, To live and die in L.A., le film se termine sur dix minutes flottantes absolument bouleversantes. Post fusillade, les romances des deux flics à Miami entrent en interaction spirituelle selon un montage parallèle, entre l’un condamné à la perdre et l’autre espérant la retrouver. Une affaire de regards, de mains, d’horizons balayés, un sublime morceau de Mogwaï, pas grand-chose mais suffisamment pour que le film s’élève dans une dimension foudroyante. L’expérience sensitive recherchée trouve ses apothéoses stylistiques tout en n’oubliant pas la puissance dramatique qui la sous-tend. Miami Vice est un film d’action ambiant, un récit qui déroule tout à cent à l’heure, filmé au ralenti. Et il a une qualité qui le rend unique : son radicalisme. En ce sens seul Mann pouvait être aux commandes de tout ça. Le Mann du coup de feu qui te fait sursauter et tenir les accoudoirs de ton fauteuil (on se souvient de la scène choc de Collatéral). Le Mann qui ne fait pas de concessions quand il s’agit de se séparer d’éléments importants (Alice dans Le dernier des mohicans). Le Mann qui laisse durer ces séquences bruyantes comme un déluge de violence orgasmique (La fusillade dans Heat évidemment). Le Mann des errances abstraites jusqu’à l’engourdissement (Révélations), le Mann des longs dialogues fatalistes (Heat, encore et cette rencontre au sommet, évidemment). Les nappes musicales plongent le film dans une rêverie délicieuse aux plans vertigineux que seul un éclat de violence extrême vient enrayer. A de nombreux instants dans le film Michael Mann filme ce qu’il y a sur place. Il le dit lui-même, pourquoi vouloir reproduire ce qu’on a sous nos yeux alors que justement on peut les filmer. Miami devient terrain de jeu géant. Caméras épaule, décadrages volontaires, filmage en apparence approximatif, tout concourt à rendre extrêmement vivant ces lieux dans une approche de reportage topographique. Lorsque nos deux compères se baladent dans des rues haïtiennes par exemple et où ils se sentent observés, ou bien lors de l’échange des cargaisons sur le port, où les ouvriers probablement autochtones figurants sont filmés de la même manière que les deux acteurs américains. Il y a comme toujours chez Mann une pelletée d’acteurs mais ce choix de les filmer dans l’action, de les fondre à l’intérieur du plan est un style nouveau chez lui. Aussi il y a la spécialité du cinéaste, l’éclairage nocturne, qu’il utilise à merveille. Les lampadaires comme le soleil couchant, offrant par moments même des contrastes hors du commun comme un pont bleuté sorti d’on ne sait ou, comme un ciel carrément apocalyptique. Son obsession à filmer dans les airs aussi. A bord d’un hélico très souvent, comme dans Heat on se souvient. Du coup on ressent le tout comme un film hyper aérien, comme une grande balade infiltrée qui transpire la drogue et le sexe. Enfin c’est à mes yeux peut-être le film le plus jubilatoire de ces dix dernières années. Tout me parait incroyablement neuf là-dedans. Ça ressemble à la fois à tout et à rien.
JanosValuska
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le 12 déc. 2014

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JanosValuska

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