J'ai miné Crockett
Décidemment Mann c'est pas mon homme. Oui j’avais aimé Heat et son ambiance crépusculaire tendue du string, mais c’est pas pour autant que son label « testostérone by night », sous prétexte d'avoir...
le 14 janv. 2013
70 j'aime
46
Le début est ici : https://www.senscritique.com/film/Collateral/critique/43364141
When a cosmic bullshit breaks orbit
Cependant que la caméra délaisse le balai des hélicos au-dessus du Fever Club pour à nouveau s’arrimer au taxi reprenant sa route, le récit, à l’instar de son véhicule, entame sa dernière ligne droite. Au début de la scène, après un court plan le montrant à la fenêtre arrière occupé à vérifier que personne ne les suit, la caméra replace Vincent dans le même cadre que Max. Mais à un détail près, suggérant une tension dans la composition : si le visage du chauffeur, au premier plan, siège au centre du champ, celui de son passager, au second, se voit lui relégué dans un petit espace en bord cadre, comme près d’en être expulsé, et d’autant plus qu’il ne cesse de gesticuler. Position instable qui dit bien, au moment où il tente maladroitement de renouer le dialogue avec Max, l’incapacité de Vincent à dépasser la contradiction qui le caractérise alors : d’un côté la nécessité pour lui de se dérober à tous les regards pour mener à terme sa mission, son programme, de l’autre son désir de continuer à exister aux yeux de Max, seul être avec lequel il ait noué un véritable lien humain (au point de lui sauver la vie). Mais un lien menacé depuis qu’il a rayé Fanning du cadre. Le syndrome de Stockholm a donc comme du plomb dans l’aile, comme le confirme la façon dont, avant même de s’être envoyé se faire foutre, Vincent gicle finalement du cadre de Max.
Et pourtant, le lien unissant les deux hommes n’est pas encore totalement rompu, juste plus tendu et fragile. En effet, s’il fait désormais cadre à part, Max, taraudé par cette question : pourquoi Vincent ne l’a-t-il toujours pas tué ?, le laisse tout de même lui confier sa vision du monde. Vincent : « Réfléchis. Des millions de galaxies où scintillent des millions d’étoiles et un point apparaît l’espace d’un instant sur l’une d’elles. Voilà ce que nous sommes : perdus dans l’espace, toi, moi, ton poulet. Qui s’en souviendra ? » Ceci étant affirmé avec l’assurance de celui que s’est fait tout seul dans l’adversité, un peu comme s’il récitait une loi de physique élémentaire que sa vie aurait prouvée. Alors qu’en fait, il s’agit bien plutôt là d’une très personnelle théorie de la relativité, résultat d’une « indifféren[ce] » très avantageuse pour performer dans sa profession, mais pas moins dysfonctionnelle. Aussi, en se ventant de la sorte de refuser à la vie quelque signification ou importance que ce soit, Vincent en laisse transparaître bien plus que prévu sur son compte. Nouvelle brèche dans son armure qui n’échappe cette fois pas à la vigilance de Max, les oreilles un peu longues à la détente, certes, mais au final aussi perspicace que ses yeux. Si bien qu’il finit par percevoir l’enfant abandonné derrière tous ces systèmes d’autodéfense que le tueur aura probablement mis en place dès la préadolescence. Ainsi le rapport de force se renverse-t-il par rapport à la scène de l’hôpital.
Car notre Faust voit désormais clair derrière les artifices de son Méphisto. Et sans perdre plus de temps, dans une saillie mariant l’empathie à la plus froide objectivité, il lui balance en pleine tronche l’implacable démonstration qu’il est « une ordure […], une vraie ordure », comme un fils en rébellion jetterait ses quatre vérités au visage de son père. Un visage qui semble alors pour la première fois accuser le coup, le masque fendu, et le regard pas si « indifférent » que ça pour une fois. Mais voilà, qui marche sur la queue du diable se prend un méchant coup de fourche dans le fondement ! Et Vincent, animal blessé chez qui le trouble se transmute fissa en irritation, de répliquer avec de la rancune, les mots sortant de sa bouche se transformant dès lors en véritables coups de poignard. Et ce tandis que le cadrage, complice de la contre-attaque, se referme progressivement sur le visage de Max. Envers et contre ses regards fuyant sur le bas-côté de l’image, celui-ci se voit donc alors contraint de « regarder en face » cette « existence de merde » - la sienne - que son interlocuteur lui dessine à grands traits mais non sans perspicacité.
À vrai dire, la scène n’est qu’une bête conversation filmée en (faux) champ-contrechamp. Mais il y a champ-contrechamp et champ-contrechamp ! Et outre le sens qu’apporte l’évolution de ses cadrages, celui-ci met en scène un intense (bien techniquement que faux) face à face où c’est à celui qui verra le mieux derrière les mots et le visage-écran de l’autre. Étude (et lutte) de caractères, duel quasi léonien compressé dans un huis-clos avançant inéluctablement vers son explosion : cette scène est ces deux choses-là à la fois. Et peut-être aussi une forme de retournement du dispositif cinématographique où Max, sous les assauts répétés d’une voix off lui refaisant le portrait, deviendrait le spectateur forcé d’une vie trouvant en fait son incarnation, non pas à l’image, mais en nous qui la regardons de l’autre côté de l’écran. Comme si le film, sans briser le quatrième mur mais en le transformant en fenêtre ouverte depuis le film sur notre propre réalité, se mettait à nous regarder nous, spectateurs « affal[és] dans [notre] fauteuil » et représentations vivantes de ce que Vincent souffle aux oreilles de Max. Alors l’assaillant, comme pour donner le coup de grâce à l’assailli, de lui asséner une dernière réplique-massue : « qu’est-ce qui fait que t’es encore collé à ce volant, explique ? ». Réplique que l’on pourrait tout-à-fait prendre pour nous en remplaçant « volant » par « écran » ...
Bref, quoi qu’il en soit, sous la violence de l’attaque, Max, tout étourdi, encaisse mais moufte, ça crève les yeux comme les deux doigts d’une vipère assassine. Parce qu’en fait, tout l’enjeu de la scène pour lui réside dans cette simple question, en fait existentielle : qu’est-ce qui fait qu’il est encore collé à ce volant ? À son tour, c’est donc maintenant lui qui se trouve pris dans une contradiction. Laquelle se traduit sur son corps en une forme de tension entre immobilité et mobilité. L’immobilité, c’est celle de ce corps quasi réifié pas ses douze années de service, la tête dans le guidon, l’échine courbée à force de plier à la loi du milieu. Quant à la mobilité, c’est l’agitation produite en son for intérieur par le réveil d’un désir d’autre chose, désir sorti de son profond sommeil par le dernier assaut de Vincent. Deux voies s’offrent alors à ce corps dont le clignement des yeux reflète l’hésitation : d’un côté la voie de la répression de cet élan libérateur, avec à la clé, feu rouge, un destin à la Pirithoos, celui qui, dans le mythe, s’assit sur le fauteuil de l’oubli au fin fond du royaume des ombres et n’en sorti plus jamais. De l’autre la « voie du héros », celle qui consiste à allumer un feu (vert) dans le ventre du monstre qui nous retient captif afin de s’en libérer. En d’autres termes, il s’agit pour Max de laisser cette énergie réformatrice qui bouillonne en lui détruire son ancienne vie pour ensuite renaître à lui-même. Et, indice de la voie finalement choisie, par un changement d’axe, la caméra de venir percer une ouverture (la fenêtre) dans son cadre...
Mais reste un problème de taille : comment se libérer de ce paradoxal mouvement de surplace qu’est le régime du « running on empty » ?
Dans un article justement intitulé « Mobilité/immobilité » de M*atrix : machine philosophique* (Ellipses, 2013, p. 31-32), David Rabouin expose le problème en ces termes avant de pointer un embryon de solution : « le commencement de l’action est le mouvement et avec lui un certain rapport à la vitesse et à la force. Dans la tradition occidentale, ces notions se sont lentement déplacées de la puissance naturelle des corps vivants à l’enregistrement et à la mesure d’effets matériels. […] À l’image de ces compteurs qui oscillent sur le cadran de nos automobiles ou de ces tableaux horaires qui règlent nos déplacements urbains, [la vitesse] est d’abord de l’ordre de l’observable. Notre temps, pour le dire plus clairement, est celui des machines. Il n’y a d’ailleurs pas d’exemple plus immédiat de la manière dont les machines, d’abord crées pour nous servir, finissent par nous asservir. Si nous expérimentons évidemment chaque jour la vitesse de nos corps […], c’est de plus en plus à la manière d’une extériorité, qui nous porte sans que nous ayons prise sur elle : un ʺrythme de vieʺ, dit-on. Reconquérir le temps et les rythmes du corps est [donc] certainement un des défis que la société post-industrielle doit relever […]. » En résumé, pour se libérer de l’emprise du système qui l’aliène, Max doit d’abord et avant tout se désolidariser du mouvement qui le porte à une vitesse déterminée.
Mais alors comment faire, concrètement ? C’est sous le coup de la colère, donc de la façon la moins programmée et la plus instinctive qui soit, que Max trouve finalement la solution. Écrasant l’accélérateur tout en recrachant à plein poumon une version caricaturale de la philosophie de vie de Vincent, il dérègle ainsi le programme qui réglait jusqu’ici ses actions en faisant du nihilisme de son mentor le carburant, que dis-je, le nitrométhane de sa révolte. Ainsi, une fois de plus et plus que toutes les autres, il vampirise Vincent, et jusqu’à la moelle ! Alors on grille les feux rouges, on affole le compteur, on serre les fesses autant que les virages et, au mépris de tous les codes et de l’aveu d’impuissance du sociopathe braqué sur sa tempe, on fonce dans le décor qui nous enfermait jusqu’ici. KABOOOOOOOOOM !!!! Crash-test ultime dans le « voyage du héros » tel que décrit par Joseph Campbell, la « confrontation au père » et l’expérience (symbolique) de la mort sont les dernier(e)s étapes/seuils à travers lesquel(le)s il s’agit de passer pour rebooter son propre logiciel de pensée. Alors seulement est-il possible de revenir au monde, libéré de ses anciennes entraves.
De la façon la plus organique qui soit, Michael Mann fait ainsi exploser ce qui avait jusque-là constitué le véhicule de son récit. Pourquoi ? Parce que Max, esprit s’arrachant à l’emprise du circuit urbain comme le sprinteur vis-à-vis de la matrice dans l’épisode World Record de l’anthologie The Animatrix des Wachowski, n’a dès lors plus rien à apprendre de celui qui l’aura amené à se déchaîner. Le transfert de compétence étant achevé, l’espace commun peut donc être mise sans dessus dessous et les enjeux une ultime fois redistribués.
To live and let ghost in L.A.
Dans son livre d’entretiens avec Martin Scorsese (éditions du Centre Pompidou/Cahiers du Cinéma, 2005, p. 10), le décidemment irremplaçable Michael Henry Wilson insistait sur le fait que ni Paul Schrader ni Martin Scorsese n’avaient voulu mettre d’article, que ce soit un « A » ou un « The », devant le titre du film issu de leur première collaboration, Taxi Driver. Pourquoi ? Parce que, d’après l’historien du cinéma, « c’eût été caractériser [un] personnage [se devant au contraire de] rester anonyme pour être exemplaire [, car envisagé comme] l’homme miroir de la ville, la plaque sensible sur laquelle elle impressionne[rait] sans relâche ses images dantesques. ». Ici, sans doute pleinement conscient du cousinage de son film avec celui de son ami Marty, Michael Mann fait dire à la mère de Max, sur le ton de la moquerie, que son fiston parle parfois seul devant un miroir. La question qui se pose alors est la suivante : si Collateral, comme cet amusé clin d’œil et l’absence d’article devant son propre titre le suggèrent, dialogue avec Taxi Driver, quel rapport ses deux principaux protagonistes entretiennent-ils avec l’image de la ville ? Et surtout, comment ce rapport évolue-t-il dans le dernier acte du film, à partir du moment où, comme autrefois Travis Bickle, Max part à l’assaut du donjon moderne où se trouve prise au piège sa mie ?
Voici comment Michael Mann commente cette fameuse scène dans les commentaires du DVD : « L’idée était que les personnages se poursuivent presque comme des silhouettes […]. On a conçu le concept de la scène à partir des jeux d’ombres. On a construit des couloirs dans le bureau entouré de fenêtres pour qu’on puisse non seulement voir la silhouette de l’intérieur mais aussi sa réflexion sur les vitres depuis l’extérieur. On a créé différents niveaux d’images. ». Dans cette scène plongée dans le noir par un Vincent plus méphistophélique que jamais, le cinéaste fait donc du personnage une sorte de spectre. Alors que seul subsiste, pour toute source lumineuse, le panorama de L.A. scintillant derrière les fenêtres à l’arrière-plan, le réalisateur y projette telle une ombre chinoise la silhouette de Vincent. Mieux encore : il la fait se réverbérer sur les couloirs de verre compartimentant les différents espaces du décor. Ombre démultipliée glissant sur les surfaces vitrées de la pièce, Vincent paraît comme s’être dématérialisé dans les différents niveaux d’image du film. Il en arrive même, à la façon du predator de John McTiernan, à se soustraire à notre regard tout en demeurant plein champ. Par quel miracle ? Aucun système de camouflage ici, mais seulement l’obscurité et une mise au point travaillant à détacher ou au contraire fondre le personnage dans l’arrière-plan. De la sorte, Michael Mann fait de son décor une manière de concentré de Los Angeles : cité-mirage dans le désert et véritable labyrinthe d’images. Et de Vincent : l’ombre dépersonnalisée qui la hanterait, manifestation quasi fantastique de sa violence sous-jacente, de l’emprise de son système sur l’Homme abusé par ses images.
Or, on l’a vu, tout le parcours de Max consiste justement à se défaire de cette emprise. Et ce notamment par le bris de toutes ces surfaces vitrées et/ou de réflexion. Celles-ci ayant trop longtemps conspiré à aliéner son regard en le confinant dans un rapport à courte vue au monde et en le détournant vers quelques illusions matérialistes (les magazines de voitures ici comme la télé de Vincent Hanna dans Heat) ou utopistes (le cliché des Maldives au final abandonné sur un bureau). Aussi est-il intéressant de voir la façon dont Max intervient ici. Au début de la scène, encore pour un temps dans la position de spectateur prudemment distant, il joue vis-à-vis d’Annie un simple rôle d’audio-guide à la façon de James Stewart vis-à-vis de Grace Kelly dans le Rear Window d’Alfred Hitchcock. Mais bientôt, ce contact à distance est rompu (le portable de Max n’a plus de batteries et Vincent vient de couper le courant). Ce qui force Max à faire son entrée sur scène et, ô surprise, à retourner contre Vincent sa propre façon d’agir dans l’espace. Celle qui consiste à contrôler sa propre image de façon à frapper depuis un point aveugle du film, là d’où personne ne voit venir le coup. Agissant de la sorte quelques minutes plus tôt, Vincent coupait ainsi le contact visuel établi entre Max et un tiers (Fanning) l’ayant guidé vers une voie de sortie. Mais voilà, cette fois-ci, les rôles sont intervertis : alors que le tiers représentant pour lui une voie de sortie, et même, disons-le, son utopie incarnée, se trouve maintenant joué par Annie, c’est désormais Max qui, émergeant à peine de l’obscurité, vient couper le contact visuel entre Vincent et sa dernière cible. De quoi amener ce-dernier, fou de rage de n’avoir littéralement pas vu venir Max, à faire voler en éclat le dédale d’images qui l’aura lui-même abusé.
À partir de là, le film passe de la verticalité de la conquête à l’horizontalité de la fuite. Et Michael Mann de dépouiller Los Angeles de tous ces trompe-l’œil pour enfin révéler sa véritable nature, foncièrement inhospitalière à l’Homme. Comment cela ? Par ses choix scénographiques, esthétiques et sonores. La scénographie d’abord, c’est cette descente dans les entrailles mécaniques et automatisées de la métropole : cette gare ferroviaire, entrecroisement de lignes graphiques où les uns cherchent leur voie tandis que l’autre les y pousse. L’esthétique ensuite, c’est cette impression de stérilité que dégageant les espaces traversés : tous, à l’image de Vincent, dominés par les mêmes teintes de gris et de blanc. Et tous vidés de la moindre présence humaine, ou alors, là encore pareil à Vincent, comme plongés dans un profond état d’indifférence. Et le son enfin, c’est d’une part ce retour à une économie du cinéma muet seulement mu par l’action (inusable figure de la poursuite), et d’autre part cette composition qui l’accompagne, Vincent hops train, toute en furieuses percussions orchestrées par le brésilien Roberto Pinto. Un segment dont la rythmique infernale et les sonorités métalliques tirent en fait leur inspiration de percussions enregistrées au Mozambique (lors du tournage d’Ali) avant d’être rejouées dans un garage de L.A., histoire que ça résonne bien. Sans doute ce qui communique le mieux ici la nature particulière d’une cité-monde où le darwinisme le plus sauvage et la technologie la plus avancée travailleraient de concert, telles les deux faces d’une même pièce, à réduire au silence une humanité ramenée à l’état bruit dans la super-machine.
Vient alors le climax et cette idée on ne peut plus mannienne de synthétiser par les seuls moyens de sa mise en scène tous les enjeux narratifs de Collateral. De quelle façon ? En les ramenant à un pur problème de positionnement dans l’espace-temps filmique : celui de deux corps (Max et Annie) vis-à-vis d’un regard (celui de Vincent) dans un temps comme verrouillé. Ou si l’on simplifie encore, une nouvelle tension entre mobilité (l’envie des premiers) et immobilité (ce à quoi les force le second). Ainsi la problématique existentielle de Max se trouve-t-elle ramenée à cet impossible choix : sortir ou non de la rame de métro, ultime métonymie après le taxi du mode de vie qui, jusqu’à cette nuit, conduisait sa destinée comme sur des rails. Quant à Vincent, c’est toute l’ambiguïté de son rôle dans cette histoire qui se trouve alors résumée. Par son regard traçant le long de la voie une ligne invisible retenant Max et Annie à l’intérieur du wagon, il se fait en effet le cerbère du « système ». Mais en même temps, on l’a vu, n’est-ce pas ce même Vincent qui, le réveillant, le malmenant, le poussant au cul, aura mener Max jusqu’à ce turning point ? Moment unique où, dans l’impasse, sans plus aucune possibilité ni de sortir ni de rester, Max réalise finalement qu’il ne s’agit pas tant de fuir en pensée ou en avant, pas d’avantage de s’en prendre aux murs de sa prison, concrète ou virtuelles, mais plus simplement de tuer le geôlier en soit. Celui qui, douze années durant, n’aura eu de cesse de créer l’impossible, de procrastiner et d’opposer son « oui mais… » à la moindre initiative.
Aussi est-ce là, au-delà de la mission que, par pur prétexte, Stuart Beatty lui aura assigné pour le faire apparaitre dans son scénario, que se révèle dans toute sa complexité la véritable raison d’être de Vincent dans le parcours de Max. À savoir, non pas uniquement, comme il le fait au début du film, servir de trigger à sa pulsion de libération. Pas d’avantage, comme il le fait par la suite et de façon a priori contradictoire, réprimer cette même pulsion. Mais plutôt, de façon plus « jam » et ambivalente, en bon trickster donc, alterner les deux tendances, en servant à Max tour à tour de modèle à suivre et de contre-modèle contre lequel réagir. Un peu comme si Vincent, en tant que pure surface de réaction, agissait vis-à-vis Max à la façon d’un miroir en négatif, et donc en cela différent de celui, neutre, de Taxi Driver. Un miroir qui révélerait et polariserait ses propres contractions internes pour mieux les lui renvoyer en pleine face. Un miroir qui, à chacune de ses velléités d’actions ou au contraire d’inaction, s’adapterait et lui répondrait par son exact opposé. De quoi toujours donner à Max un repère face auquel se définir, un interlocuteur avec lequel débattre et, dans la scène qui nous occupe ici, le reflet d’une facette de soi à liquider (Vincent en position de symétrie face à lui). Car c’est alors la seule et unique est façon d’enfin aller de l’avant, comme le confirme une affiche derrière Max une fois l’acte fatidique accompli (« beyond », peut-on y lire). Voilà en somme pourquoi, au processus d’individualisation de Max, répond finalement celui de désincarnation de Vincent.
Vincent qui réalise ainsi, dans un temps hors du temps rappelant celui de la pause coyotes, et alors que dans le fond de l’image une autre affiche paraît presque le citer (« Life’s too short for long names. Go metro »), que son corps-machine vient de le trahir. Aussi n’a-t-il plus qu’à accepter son sort, docilement, en s’asseyant sur un siège qui fera de lui un nouveau genre de Pirithoos : celui que tout le monde oubliera, que personne ne remarquera, à l’exacte image du pauvre hère qu’il citait quelques heures plus tôt en exemple de l’inhumanité de L.A. Soit un genre d’ironie dramatique propre à Michael Mann, où l’on anticipe sa mort, la décrit parfois même avec précision, mais pourtant jamais n’y échappe. Parce qu’elle ne fait que répondre à la façon dont on envisageait la vie. En face du mourant, et de nouveau dans le même cadre, vient alors s’installer celui qui l’aura tué avec sa propre arme, Max, l’air incrédule mais pas moins compatissant, car voyant bien, lui, toute la tragédie de ce spectacle. Et ce alors même que, derrière son épaule, en écho au rôle de conscience qu’il aura joué pour lui toute la soirée, s’efface progressivement le reflet fantomatique de Vincent, comme dissous dans le défilement du monde derrière la vitre. Du bruit faisant silence.
Quelques notes de Roberto Pinto en guise de requiem, la tête de Vincent qui s’affaisse, le visage d’Annie qui la remplace auprès de Max et - coda de la scène - les portes du métro s’ouvrant pour laisser le couple, hébété, s’en aller vers un nouvel et ouvert horizon tout de bleu vêtu (couleur du rêve libertaire chez Michael Mann) : il n’en faut pas plus au cinéaste-cybernéticien (12) pour conclure. Conclure en bouclant, par la musicalité même de ce dernier enchaînement d’images (cf. la relation de cause à effet entre la mort de l’un et la délivrance des autres), le mouvement directeur de tout son récit. Celui qui, faisant rimer existentialisme et expressionnisme, aura souterrainement travaillé à l’échange d’une vie, celle de Max, désormais driver of his own soul, contre une autre, celle de Vincent, corps surcadré, réifié et finalement satellisé en lieu et place de celui qui aura pris la sienne hors-système, s’éloignant dans le fond du cadre.
Parce qu’in fine, on ne le répétera jamais assez, chez Michael Mann, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Notes et références
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films de 2006, Les plus belles claques esthétiques, Mes scènes les plus marquantes et Les meilleurs films de Michael Mann
Créée
le 26 juin 2017
Critique lue 877 fois
10 j'aime
7 commentaires
D'autres avis sur Miami Vice - Deux flics à Miami
Décidemment Mann c'est pas mon homme. Oui j’avais aimé Heat et son ambiance crépusculaire tendue du string, mais c’est pas pour autant que son label « testostérone by night », sous prétexte d'avoir...
le 14 janv. 2013
70 j'aime
46
Un film qui repose sur un duo de flic super rodé mais dans lequel (le duo) on ne voit jamais d'interaction, de complicité, d'amitié. On voit Colin Farrell et Jamie Foxx qui se contentent de porter...
le 30 janv. 2011
58 j'aime
6
Sortie dans les salles l'été 2006 dans une indifférence déconcertante, boudé aussi bien par le public que par la critique, Miami Vice s'est souvent vu accuser à tort par son côté « ennuyeux », « mou...
Par
le 23 mars 2011
52 j'aime
12
Du même critique
C’est quoi le cinéma ? A cette question certains répondent : le cinéma, c’est avant tout le texte. On reconnaît bien là les « théâtreux », les adeptes de la hiérarchie des formes d’art, ceux qui...
Par
le 31 mai 2015
51 j'aime
25
Si Alexandre Le Grand est reconnu dans le monde entier pour avoir été l’un des plus grands conquérants de l’histoire, il fascine aussi pour le mystère qui l’entoure ; un mystère qui tient beaucoup à...
Par
le 15 mars 2015
44 j'aime
14
DANGER : zone radioactive pour les allergiques au spoiler. Et pire encore : je mords aussi. Rorschach’s journal. 2016, Easter day : Un ex prof de philo du MIT a un jour posé cette question : «...
Par
le 30 mars 2016
38 j'aime
21