Rares sont les films que l’on peut revoir plusieurs fois. « Michael Kohlhaas » est de ceux-là. On connaît l’histoire, élaborée par Kleist, lui-même inspiré par un personnage presque homonyme, Hans Kohlhase, qui vécut au XVIème siècle : un marchand de chevaux, particulièrement doué dans son art et doté d’une grande rigueur morale, ne supporte pas l’injustice commise à son égard par un baron de son voisinage et couverte par les instances vers lesquelles se tourne celui qui s’estime lésé ; sa femme, qui tente d’intercéder en sa faveur, y perd la vie. Kohlhaas lève alors une petite armée et poursuit le baron de sa vindicte. Après bien des massacres, Kohlhaas sera enfin entendu, rentrera dans ses droits, mais paiera de sa vie toutes celles qu’il a ôtées.
Superbe histoire, magnifique parabole, récit plus philosophique qu’anecdotique, puisqu’il démontre, de manière imparable, l’inanité de la vengeance et le crime nouveau qui souille le glaive qui se brandit au nom de la justice. Mais que faire, alors, face à l’injustice ? Une fois les recours légaux épuisés, et ceux-ci restant inactifs, ne rien faire reviendrait à laisser régner le crime, puisqu’il serait impuni. Mais tirer vengeance revient à renouveler le crime, ouvrant ainsi un cycle infernal qui fait passer du statut de victime à celui de coupable. C’est cette dualité qu’illustre magnifiquement le double jugement rendu à la fin de l’œuvre. Un jugement à deux visages - réparation, châtiment -, qui enseigne l’aporie : dans certaines situations, aucune issue idéale n’existe ; il aurait fallu pouvoir faire en sorte qu’une telle situation ne se mette pas en place... Mais nul n’a le pouvoir d’empêcher l’instauration de tels pièges.
Avec une intelligence qui force le respect, Arnaud des Pallières, secondé par sa co-scénariste Christelle Berthevas, qui l’accompagnera aussi, en 2017, dans l’écriture du film « Orpheline », se saisit du texte de Kleist, le débarrasse de ses longueurs, épure et clarifie son axe narratif, dégageant ainsi une nouvelle œuvre, dense et resserrée, confiée à la caméra aussi sensible qu’experte de Jeanne Lapoirie.
Dans les paysages somptueux de la Lozère, terre rude, exigeante, battue par les vents, surgit la silhouette de Michael Kohlhaas, qui reprend vie sous l’apparence de Mads Mikkelsen. Les reliefs tourmentés, altiers, de la Lozère, répondent aux traits à la fois purs et marqués, comme sculptés, de l’acteur danois. L’affiche dit déjà beaucoup, le montrant raide, souverain, l’épée en croix dans son dos, lui qui agit comme s’il était une incarnation inflexible de la justice ; une justice divine, qui fait fi de celle des hommes, puisqu’ils se lient eux-mêmes les mains ; une justice folle, puisqu’elle peinera à faire cesser la série de meurtres qu’elle a initiée...
Un casting de choix entoure la haute figure de Kohlhaas, casting composé d’acteurs parfois germaniques, comme par un effet d’écho à l’œuvre originale : on a ainsi le plaisir de retrouver l’immense Bruno Ganz, dont la seule présence vaut caution, en gouverneur amateur de chevaux, le trop rare David Bennent (l’enfant du film de Schlöndorff, « Le Tambour », en 1979...), David Kross (le héros adolescent, dans « The Reader », de Stephen Daldry, en 2009) ; et, côté français, Swann Arlaud, presque méconnaissable sous une chevelure noire de jais, Delphine Chuillot en épouse dévouée, Mélusine Mayance en fille tenace, Roxane Duran en princesse ambiguë ; sans oublier Amira Casar, Denis Lavant, Jacques Nolot, Sergi Lopez, tous au meilleur de leur art...
Que dire, enfin, de la bande originale composée par Martin Wheeler et exécutée par The Witches... BO d’ailleurs récompensée par le César de la Meilleure Musique Originale en 2014, et qui chemine tout au long du film, tantôt grinçante, disant la discorde et le dysfonctionnement, tantôt magnifiquement mélodieuse, envoûtante, obsédante, interprétée sur des instruments d’époque qui emportent le récit et transcendent les images, achevant de leur conférer toute leur noblesse et tout leur hiératisme.