Le film s’ouvre sur un grand paysage blanc battu par une neige glaciale recouvrant les sapins de son aura hivernale. Une beauté givrée se dégage immédiatement de cette forêt étouffée et, à la clarté de l’albâtre s’ajoute l’inquiétude de la cage polaire. Ainsi commence Millenium du génie David Fincher, calme et tempétueux, où un coup de téléphone mystérieux se superpose aux vents froids avant un générique suintant. Le générique tout en 3D alterne entre le noir le plus poisseux et l’orange des flammes sur fond d’une reprise de Immigrant Song pour contraster avec les premiers plans pâles, afin d’emblée installer la crasse, la gangrène qui s’étend doucement dans cette Suède livide.
David Fincher a toujours cherché les dérives de notre société pour les décortiquer et en tirer des partis pris aussi esthétiques que narratifs. Quand Gone Girl démontre le poison derrière une magnifique chevelure blonde, quand Fight Club et Se7en épousent des photographies plus sales, plus sombres et glauques pour s’approprier la dégradation des personnages et de leur cause, Millenium choisit une froideur parfaite où le blanc et le bleu blême seront les principaux alliés de l’image. Daniel Craig, à cet égard, est un parfait choix de casting pour interpréter Mikael Blomkvist, un journaliste à la réputation salie et au quotidien morne : le flegme de l’acteur britannique s’ajoute à ses moues pince-sans-rire et à son charisme arctique avec ses prunelles blafardes et ses cheveux cendrés. En total opposé, le visage criblé de piercing, la coupe de cheveux anarchique et l’apparat toujours sombre d’une Rooney Mara au sommet de son art avec cette Lisbeth, se place comme la fine pellicule de poussière qui fait tache dans la société et que l’on cherche à éradiquer.
Car plus qu’un thriller maîtrisé de bout-en-bout, Millenium est surtout un film qui parle des rejetés, de ceux qui débordent, qui ne trouvent pas leur place. Elle, autiste, surdouée, au style détonnant et urbain est le contraire de lui, connu, beau, rangé. Durant une heure et quart, le film suit les deux protagonistes sans les faire se rejoindre avec des astuces de montages qui les relient pourtant dans leur différence : à lui, frigorifié devant sa cheminé, s’accorde elle, recroquevillée dans le métro après avoir subi le premier viol de son nouveau tuteur ; à lui, avançant afin dans son enquête difficile, s’alterne elle, qui se venge sur le « rapist pig ». Tandis que Lisbeth s’émancipe un peu plus d’un environnement étouffant qui cherche à effacer la boue de la neige, lui, loin de tout et face à la rigueur du nord, recommence à vivre pour lui-même. Quand leur deux êtres vont enfin se télescoper, une bouffée d’air va s’instaurer dans les âmes des deux personnages au rythme de l’enquête plongeant de plus en plus dans le morbide. Lisbeth décoince Mikael qui devient son lien sain à la réalité.
Mais tandis qu’eux deux s’aident, l’horreur prend une place plus importante dans le quotidien. Les cadavres sordides se succèdent et les agressions s’enchaînent. Le rouge, que l’on n’avait jusqu’ici vue qu’une fois, coulant dans le bas du dos de Lisbeth après l’une des scènes les plus dures et violentes du cinéma, revient avec un chat décapité, un visage blessé. Avec la neige qui fond suivant le printemps et l’été, les coupables se manifestent, et même la maison la plus vide, la plus carrée, la plus lustrée, peut dissimuler des orgies sadiques et sanglantes. Lisbeth et Mikael avaient besoin l’un de l’autre pour résoudre cette affaire car leur deux cerveaux différents étaient l’addition nécessaire à la découverte du pire. Le sens romanesque de l’un par son travail journalistique et l’esprit carré et mathématique de l’autre, as en informatique, permettent d’exhiber la maladie sexuelle du coupable, mais pas que.
L’investigation du film ne vise pas que l’enquête centrale au récit. Celle-ci est élucidée, très bien, mais par son long film déployant d’autres travers libidineux, économiques, honteux, jusqu’à sa fin, un message terriblement nihiliste se dégage lorsque le générique final défile. D’autres tuteurs pervers violeront, d’autres femmes seront massacrées au nom de la religion, et démasquer un monstre permet simplement de lui trouver un remplaçant. David Fincher ne semble voir de bien que dans la relation des deux protagonistes se complétant l’un l’autre et s’élevant au-dessus de la masse sans se cloîtrer dans l’auto-enfermement abscons. Mais à la fin, même ce dernier espoir fond et s’effrite comme les flocons de neiges revenus avec l’hiver. Lui se revêt à nouveau d’une couche de vernis, arrête encore de fumer, retourne à sa liaison avec sa blonde pour rentrer parfaitement dans le moule que sa victoire journalistique a consolidé. Elle voit tout espoir disparaître, et semble condamnée à être loin de l’amour, de l’affection, bonne qu’à déjouer les travers écœurants d’une société qui ne fera que la battre.
David Fincher s’empare du thriller après Se7en, Zodiac et avant Gone Girl, pour à nouveau dépasser ce genre. Dans Se7en, il plongeait dans le crime obscène tachant les policiers mais se terminant par un Morgan Freeman déclarant qu’il veut sauver l’humanité, dans Zodiac il cherchait l’horreur du quotidien et comment celle-ci peut grignoter des esprits sains, dans Gone Girl il démontrera la puissance crapuleuse des médias, des apparences pour l’accomplissement d’êtres venimeux. Pour Millenium, il continue sur les crimes en série, pour parler encore plus des enquêteurs que du tueur, vers une conclusion désespérante, insinuant que ça ne sera jamais fini et que l’humain, à ostraciser des gens comme Lisbeth, victime de sa dégénérescence, se prive de l’absolution d’un monde contemporain en déclin.