Lire en écoutant un peu de musique.
Petit note, si vous n'avez pas vu le film, épargnez-vous la lecture des deux derniers paragraphes. Rien de bien grave de dévoilé, mais il vaut mieux aborder un film sans trop en connaître.
Sur le fil entre réalité et fiction se déroule Millennium Actress, vague portée par l'onirisme et la réalité mêlée. Suivant les traces d'un documentariste et de son cameraman sceptique, on pénètre dans l'intimité de Chiyoko Fujiwara, perçant sa forteresse de solitude où elle vit à la manière d'Elisée, reclus(e), loin de l'agitation du monde et des plateaux de cinéma.
L'interview est alors prétexte pour nous précipiter dans les souvenirs de cette madone, ses souvenirs se mêlant à la fiction. Propulsé visuellement dans cet imaginaire, le spectateur lutte au départ pour démêler réel et fiction avant de se laisser emporter tant les deux univers cohabitent pour délivrer, en filigrane, la vie de cette actrice courant après un premier amour éternel et magnifié.
Cette simplicité du récit pourra en rebuter certains – et quelle erreur – tant l'histoire exhale une odeur de déjà-vu, sempiternel récit d'un amour impossible que l'on peine à croire, voir à supporter pour les plus cyniques d'entre nous.
C'est faire peu de cas de la maîtrise de Satoshi Kon. Le récit est transcendé par une maîtrise formelle, une maestria remarquable permettant toutes les folies sans clinquant ni tape-à-l’œil. Le style graphique, quoique sobre et réaliste, passe par des phases d'une fluidité rare et d'une beauté modeste, touchante. Le montage dynamique et intelligent permet toutes les transitions, précipitant les personnages d'une époque à une autre au gré des errements de l'esprit de la vieille actrice. D'un zoom, la caméra se fige sur un regard et le temps s'évapore, nous transportant en un autre lieu, le tout au rythme de l'excellente composition de Susumu Hirasawa qui réalise ici sa première collaboration avec Satoshi Kon et nous livre une bande-son de première qualité. J'espère que tu écoutes Run, le morceau que j'ai choisi pour cette critique, course folle et rêverie enchanteresse de toute beauté dont les sonorités me parcourent l'échine alors même que j'écris ces quelques mots.
En suivant cette actrice parler de sa vie, de cet amour qui se ressent dans chaque rôle qu'elle incarna, donnant une véritable force à ses prestations, on est accompagné par le journaliste et son cameraman qui se retrouvent eux aussi partie et spectateur de ces visions fantasmées. Fondamentalement bienveillant, le journaliste se révèle part de l'histoire puisqu'il appartient au passé de la comédienne mais est aussi acteur de ses délires, s'incarnant l'espace d'un temps en capitaine des gardes ou en rônin protecteur. Fanatiquement amoureux de l'actrice, il est ici une figure protectrice rassurante, homme à la franchise et à l'attitude débonnaire. Un optimisme se dégage de ce personnage qui déteint sur son cameraman, un type pas bien vaillant et quelque peu ironique au commencement.
S'articulant tout entier sur sa performance formelle, Millennium Actress n'en oublie pas moins d'émouvoir son spectateur ; votre serviteur ne niera pas ses joues baignées de larmes, ce n'est pas le genre de la maison. Le parcours de cette actrice est une formidable occasion pour Satoshi Kon de mettre en scène l'histoire de son pays, par bribes, de la guerre en Mandchourie à la répression tout en nous gratifiant d'un vibrant hommage au cinéma à travers plusieurs clins d’œil aux productions nationales et internationales.
Mais c'est dans le traitement de cette actrice vieillissante qu'il réussit le mieux, dans cette empathie immédiate que l'on éprouve pour cette dame, cette grande dame du cinéma et sa détresse face à sa mémoire déclinante. Doucement, tendrement, Satoshi Kon exprime le désarroi de la personne qui voit son passé lui échapper, ses souvenirs filer entre ses doigts pour ne plus même se rappeler du visage de l'être aimé qu'elle poursuivit tant d'années.
Mais à l'inverse d'un Perfect Blue inquiétant, dérangeant et pessimiste quant à la nature humaine, le réalisateur fait preuve d'une tendre humanité à l'égard de son personnage principal.
À travers la clef qui lui est rendue par le documentariste, c'est symboliquement son âme d'enfant et sa mémoire qui lui reviennent. J'ai vu tout au long de ce film une thématique (demi-)avouée, celle de la maladie d'Alzheimer, traitée avec une délicatesse rare et sans misérabilisme. Et j'ai beaucoup aimé cette œuvre simple qui touche directement nos sentiments profonds.