Initialement publié sur Slow Show : https://www.slow-show.com/toiles-et-ecrans,8/let-s-go-misanthrope,218.html
C’est un plaisir assez rare, mais sans doute l’un des meilleurs, d’entrer dans une salle de cinéma avec des attentes « simples », et se retrouver face à un grand film. Et avoir envie de le revoir à peine la séance terminée.
Avec une distribution timide, le manque de communication autour du projet, et une position inconfortable entre les grosses machines françaises et américaines (Les 3 Mousquetaires, Super Mario Bros., Les Gardiens de la Galaxie Vol. 3), il est facile de passer à côté du dernier film de Damian Szifrón, qui n’avait pas été derrière une caméra depuis 2014 et ses Nouveaux Sauvages.
Misanthrope, superbe titre français qui remplace le très plat To Catch a Killer original, se présente comme une pure série B. On y suit Eleanor, une jeune flic (Shailene Woodley) au passé trouble recrutée dans l’équipe du FBI menée par un incroyable Ben Mendelson en charge de traquer un sniper fou qui a fait un carnage lors des célébrations du Nouvel An à Baltimore.
Un pitch simple et efficace, pour un premier projet américain de l’Argentin Szifrón, qui va se révéler autrement plus passionnant et plus grand.
Du grand cinéma du samedi soir
C’est une petite anomalie à l’échelle du circuit classique de distribution de ces films. De prime abord, Misanthrope ressemble à un projet fait pour une plateforme, qui exploite un genre typiquement associé à du divertissement rapide, efficace, et potentiellement sans autre ambition formelle que de proposer une intrigue bien ficelée. Comme le ø de son titre français, qui n’est là que pour faire un clin d’oeil aux lecteurs et lectrices de littérature policière nordique.
Mais c’est bien dans une salle de cinéma que sort le film, et ce n’est absolument pas un hasard, ni une erreur.
De sa scène d’introduction glaçante, qui débouche sur un jeu de lasers inventif, à la visite de l’appartement depuis lequel le sniper a tiré, les 30 premières minutes du film ne lâchent pas le spectateur d’une semelle, proposant un bloc de suspens formidable et mettant en place une série de motifs qui seront exploités et déclinés tout au long du film. Que ce soit sa mise en scène, son scénario, ou même le montage de ces séquences, tout concourt à faire de Misanthrope une vraie proposition de cinéma, qui prend aux tripes et va faire oublier son popcorn à une grande partie de la salle.
Damian Szifrón enchaine les références aux classiques du genre, avec son Baltimore gris et pluvieux qui évoque Se7en, la panique latente et les variations dans les crimes qui renvoie à Zodiac, la proximité entre le tueur et l’enquêteur style Manhunter et son duo de flics dépareillés à la True Detective… Plus proche de chez nous, le film renvoie à un Novembre qui aurait été réussi, ou encore à La Nuit du 12, surtout dans son traitement des interactions entre flics désabusés et l’intégration de l’humour dans un quotidien des plus sombres.
Malgré le poids qu’elles convoquent, jamais le film ne pâtit de ces comparaisons, traçant son sillage à côté des mastodontes du genre.
Nature contre culture : Plongée dans le coeur noir de l’Amérique
Le parallèle le plus frappant pour analyser la démarche de Szifrón est celui qu’il est possible de tracer entre son film et les deux oeuvres récentes de Stefano Sollima, Sicario 2 : Day of the Soldado et la série ZeroZeroZero diffusée sur Canal +.
Sollima est italien, Szifrón argentin, et en leur qualité d’observateur extérieur, renouant avec la tradition de Paul Verhoeven dans ses films américains (Robocop et Starship Troopers par exemple), ils se permettent des analyses radicales que l’on voit rarement chez des réalisateurs américains, encore moins dans des films de genre, et portent au sein de leurs oeuvres des réflexions profondes sur les Etats-Unis, leurs relations avec le monde, et les théories qui fondent leurs actions. Mais surtout, ils portent ces réflexions à l’écran via des outils purement cinégéniques.
Sollima excelle à mettre en image et en récit les théories de la realpolitik qui sous-tendent les rapports de forces entre Nations, et les effets dévastateurs que peuvent avoir les actions de certains sur l’avenir de tous. Il dépeint un système qui broie les Hommes, et transforme par sa violence inhérente les êtres vivants pris dans cet engrenage géostratégique. Les personnages de Sollima sont des coquilles baladées entre des intérêts qui les dépassent, et qui deviennent eux-même des acteurs d’un chaos ordonné. Sicario 2 surpasse largement le premier opus en ouvrant le monde autour de ses protagonistes, les incarnant ainsi davantage, sans les juger et en produisant une réflexion passionnante sur les moyens de la politique étrangère et ses impacts. Et ZeroZeroZero va encore plus loin dans son illustration quasi mystique d’un monde interconnecté qui exporte et produit une violence globale.
Misanthrope va faire la même chose pour le capitalisme et l’idéologie libérale qui gouverne les Etats-Unis. Pour en dévoiler le moins possible sur l’identité du tueur, le film présente une dualité dans l’ensemble de ses scènes, faisant de l’Amérique un charnier à ciel ouvert : des ordures d’un mall aux abattoirs, en passant par une morgue et des scènes de tueries, chaque choix scénographique établit un lien de causalité entre le crime, et les ressorts qui ont amené le tueur à le perpétrer.
Et ce n’est pas un hasard si le crime choisi est celui qui "symbolise" le plus les Etats-Unis, un crime qui leur est propre, interne, que le système a enfanté à grands coups de Second Amendement et d’idéologie promouvant un rêve mort-né. Parce que ici la menace n’est pas de celles qui se combattent en envoyant un corps expéditionnaire dans le désert de l’autre côté du monde. Elle est présente sur le sol américain, dans son âme.
Nature isn’t to blame, culture is. We are all different, but still we are the same. Rush hour, lunch hour, Black Friday, New Year’s Eve, we just blindly follow the same patterns. He is not punishing people, he is disrupting behavior.
Lammark (Ben Mendelson), lors de la scène de la morgue, face aux victimes de la tuerie de masse inaugurale.
Le film en vient ainsi à parasiter la logique de profiling du tueur, et opère lentement mais surement une bascule, au fur et à mesure que l’étau se resserre, qui finit par dévoiler la véritable cible de son dispositif, son vrai suspect : le système, l’idéologie. Guerre des polices, recherche de preuves, histoire du tueur, tout concourt à faire de Misanthrope une plongée dans le coeur d’une Amérique à bout de souffle, qui n’a même plus le courage de regarder une tragédie dans les yeux, préférant la considérer comme un spectacle parmi tant d’autres. Aveuglée par les oeillères qu’elle se met elle-même, toute logique est bouleversée, et l’issue ne peut qu’être funeste.
Jamais totalement nihiliste, sans se limiter à une succession de messages bateau que l’on pourrait retrouver sur une pancarte de manif’, Misanthrope place toujours son enquête, ses personnages et sa mise en scène au centre de ses priorités, et c’est là sa force. Le film illustre la théorie, met en image l’indicible en le donnant à ressentir à son spectateur. Toute sa réflexion se pose en termes émotionnels et narratifs, l’incluant au récit plutôt que de la développer en parallèle, dans un geste organique et galvanisant qui emporte tout.
C’est là la plus grande force d’un cinéma de genre qui peine à survivre aux blockbusters, aux plateformes, et qui tend à remplacer des vrais auteurs par des faiseurs.
Il faut soutenir cet élan, il faut aller voir Misanthrope.