Scorsese, DiCaprio, De Niro, et le tout sur grand écran ? Evidement qu’on allait s’y précipiter ! Et oui, vous allez passer 3h30 assis dans une salle sans accès à votre téléphone, et il faudra peut-être se retenir de faire pipi, mais qu’est-ce qu’on ne ferait pas par amour pour le cinéma.
Killers of the Flower Moon est une adaptation du livre d’enquête de David Grann (La Note Américaine, 2018) sur une série de meurtres qui a eu lieu dans les années 1920 sur une réserve indienne. Une réserve indienne, oui, mais pas celle que vous imaginez. Les indiens Osage, après plusieurs déplacements contraints et forcés, se sont vu attribuer un coin de terre dans l’Oklahoma. Ironie de l’histoire, si le lieu ne permet pas de planter et de cultiver, il est gorgé de pétrole. Ce qui va fatalement attirer les convoitises mal placées.
Le film adopte le point de vue d’Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio), ancien soldat cupide qui revient travailler avec son oncle, King Bill Hale (Robert de Niro).
Killers of the Flower Moon c’est le retour sur nos écrans d’une forme de cinéma épique et classique que l’on pouvait croire éteinte, mais aussi l’occasion pour Scorsese de revenir aux sources des mythes qui fondent une Nation, et d’explorer plus en profondeur le système qui nous gouverne.
Le tout sans spoiler et sans entrer trop dans le détail pour vous donner envie de vous déplacer en salle !
Osage, ô désespoir : Retour d’un maître classique
Avant de plonger, ou plutôt d’effleurer la surface, des arcanes politiques que le film illustre et développe, prenons un peu de temps pour voir à quoi nous avons à faire.
C’EST LA TAILLE QUI COMPTE Commençons par l’élément qui est sur toutes les lèvres : la durée du film. A l’heure des séries que l’on s’enfile par paquets de 5 épisodes d’une heure à la fois, est-ce que 3h26 pour raconter une histoire, ce ne serait pas un peu exagéré ?
Avant toute chose, le film n’est pas long parce qu’il étirerait inutilement ses scènes. Au contraire, Scorsese semble tenir à coeur que le récit conserve un rythme régulier et captivant, tout en restant limpide pour un spectateur qui se retrouve lancé dans un univers qu’il connait peu, et qui rassemble un nombre impressionnant de personnages. Pour faire une comparaison récente, le film réussit là où Oppenheimer (Nolan, 2023) peinait, évitant les listes à la Prévert de noms pour attribuer à chaque personnage une séquence forte qui marque pour le reste de l’intrigue et qui permet de garder les enjeux bien en tête. En somme, le spectateur n’est jamais oublié, et ne s’ennuie pas.
Drame historique, western, polar, film de gangsters, tragédie, film de procès… les genres se mêlent et s’enchainent pour tisser une toile ample et épique qui évoque un âge d’Hollywood en voie de disparition.
LE RETOUR DU ROI Quel plaisir de revenir dans une salle pour un film comme celui-là. Un film avec de vraies stars devant et derrière la caméra, qui ne se complait pas dans la nostalgie, mais cherche à aller de l’avant. Si la mise en scène de Scorsese s’est apaisée, et qu’on ne retrouve peut-être pas de grands plan-séquences avec trois couches de narrations et de voix-offs, ce n’est pas pour autant que le film est austère ou aride. A la différence de Silence (Scorsese, 2016), dans lequel le sujet conditionnait la mise à scène à se poser au plus près des souffrances des protagonistes, ou de The Irishman (Scorsese toujours, 2019) où la reconstitution et le côté crépusculaire prenaient le pas, on a ici un réalisateur en pleine possession de ses moyens. Grands mouvements de caméra, scènes avec des centaines de figurants, effets de montage, de superposition d’images, jeu avec les focales, décors… Le style n’est pas tape-à-l’oeil, mais il est présent et impressionne, à l’image des costumes qui fourmillent de détails utiles tant à la reconstitution historique qu’à la construction des personnages.
EMOTION ET CABOTINAGE Dans cette mécanique bien huilée, il y a néanmoins quelques imperfections. La première est de taille, car elle a sans doute permis à Scorsese de trouver ses 200 millions de budget, c’est Leonardo DiCaprio. Cabotin comme jamais, il incarne un Ernest souvent à la limite de la caricature, prothèse en bouche pour coller à au prognathisme du personnage… Il hurle, fait des moues déjà vues et ne disparait jamais derrière le personnage.
Cela a un impact direct sur sa relation avec son épouse Mollie (Lily Gladstone, IN-CROY-ABLE), pas aidé par leur rencontre qui est expédiée en deux scènes (dont une très belle d’attente pendant un orage, par ailleurs)… Parce que si intellectuellement on comprend ce qui se joue dans le couple, on peine à ressentir l’amour que cette dame digne et puissante peut éprouver pour ce bonhomme qui évoque Grima Langue-de-Serpent, et qui rameute sa famille de sangsues chez elle.
MAIS POURQUOI SONT-ILS SI MECHANTS ? Avant d’embrayer sur la suite, un mot sur le point de vue du film, les sangsues. Le premier projet d’adaptation se concentrait sur l’enquête du FBI, avec Léo qui devait incarner le rôle principal. Scorsese a choisi de réécrire le récit pour se focaliser sur les crimes, et sur le point de vue des Osage. Et c’est là que la question du protagoniste devient intéressante. Parce que pendant 3h26, le spectateur va adopter la perspective de Ernest et de son oncle. Le scénario ne cède pas à la facilité en faisant de notre point d’ancrage dans le récit des personnages pour lesquels nous n’avons aucune empathie, des tueurs et des criminels cupides, lâches, rapidement identifiés comme tels dans le déroulement des évènements, mais dont la nature profonde et insidieuse ne sera révélée qu’au fur et à mesure.
Scorsese pervertit la structure originelle du western et de ses cowboys qui combattent les Indiens, désacralise ces figures mythiques pour révéler une violence autrement plus perverse. Les personnages Osage ne cesseront de se demander où se trouve leur ennemi, en reconnaissant l’influence des Blancs et de la richesse sur leur culture.
Killers of the Flower Moon ce n’est pas juste la chronique d’une injustice structurelle, qui aurait pu être « facilitée » si l’on avait été du côté des opprimés pendant tout le film. La vraie tragédie c’est le regard que Mollie va porter sur ce que deviennent les siens, sur son mari, son oncle, sur les ravages qui frappent sa famille.
Et c’est l’évolution de ce regard qui nécessite un développement de 3h26 pour en comprendre l’inéluctabilité.
Les loups dans l’image : Une histoire de la violence
ANALYTIQUE ET LUDIQUE Ce qui est fascinant avec Killers of the Flower Moon, et comme avec beaucoup de films du genre, c’est la capacité des réalisateurs Américains à articuler spectacle et réflexion sur leur Nation. Cet exercice parait impossible en France, comme si le poids de l’Histoire paralysait et empêchait toute réflexion, tout recul.
Ici le film s’ouvre sur des images étonnantes, comme si une faille s’était ouverte, un bug dans la Matrice. On y voit des Indiens qui emploient des Blancs, qui font étalage de leur richesse… Les Blancs arrivent pour chercher du travail manuel, mendier et permettre aux Osage de continuer à s’enrichir.
Killers of the Flower Moon c’est l’histoire du système qui est prêt à tout pour se corriger. Prêt à déployer n’importe quel réseau, tisser n’importe quels liens de complicité ou d’opportunité pour récupérer ce qui serait sien. Le récit met en scène une multitude de petites frappes, de scènes de dialogues pour trouver la meilleure saloperie qui serait prêt à tuer ou voler de telle ou telle façon… Cette myriade de pièces indépendantes mais organisées ensemble par un esprit « fédérateur » (ici Papy De Niro, qui a rarement été aussi froid et glaçant), c’est les Etats-Unis. Une communauté d’intérêts individuels orientée vers une recherche aveugle d’accumulation de richesse.
LE PRIX DU RÊVE Dans Le Loup de Wall Street (2013), Scorsese s’attaquait à une facette du capitalisme et des Etats-Unis : la finance. Il en tirait une course effrénée à la richesse la plus extravagante, à la fois matérielle dans sa réussite et évanescente dans ce qu’elle produisait réellement. Ici c’est une autre figure de l’imaginaire capitaliste qui va passer à la moulinette : le pionnier. L’explorateur, l'entrepreneur. Celui qui bâtit sa réussite de ses mains. Comme pour Daniel Plainview dans le magnifique There Will Be Blood (Paul Thomas Anderson, 2007), le pétrole incarne cette manne qui provient de la terre et qui attire toutes les convoitises.
Scorsese fait de cette volonté de conquête une perversion inhérente, qui ne pourrait se faire qu’aux dépends des autres. Le pionnier est ici un voleur, et le capitalisme ne repose pas sur une entreprise personnelle, un engagement et une volonté propre, mais sur une machination qui vise à s’approprier ce qui n’est pas sien. Les Blancs qui viennent à Fairfax ne sont que de petits hommes avides, qui gangrènent la société Osage, empoisonnent les femmes pour récupérer des droits de propriété et profitent d’un système qui leur est favorable. Et même si la tribu avait commencé à creuser sa propre tombe en cédant au grand jeu capitaliste, elle ne savait pas à quel point la recherche de la « prospérité » transforme chaque homme en loup.
Y’EN A UN PEU PLUS, ON VOUS LE LAISSE Avant de finir cette chronique presque aussi longue que le film, deux éléments sont intéressants à souligner.
Le premier sera rapidement évoqué car il est lié à la dernière séquence du film. Pour ne rien en dévoiler, je voulais juste souligner le parallèle qui s’y créé avec ce que nous écrivions sur Misanthrope (Damian Szifron, 2023) et la société du spectacle qui est prêt à transformer les tragédies en divertissements.
Et pour finir, le film mentionne un autre évènement, une autre correction d’un « bug » par un système oppresseur et criminel. Le massacre de Tulsa en 1921, évoqué lors d’une scène dans un cinéma dans le film, s’est déroulé dans un quartier surnommé « Black Wall Street » peuplé majoritairement de familles Afro-Américaines aisées. Une foule d’Américains blancs (avec évidemment le Ku Klux Klan pas loin) a attaqué le quartier par le sol et par les airs, faisant entre 100 et 300 morts (45 selon les statistiques officielles de l’époque) et rasant une grande partie du quartier.
Longtemps resté enfoui dans la mémoire sombre des US, cet évènement retrouve le chemin de la culture populaire, avec la série Watchmen (Damon Lindelof, 2019) et Lovecraft Country (Misha Greene, 2020).
On parle beaucoup de révisionnisme historique, de culture woke… qui serait la cause non seulement des dissensions actuelles dans nos démocraties, mais aussi la volonté de déconstruire en gros « ce qui marchait très bien avant ». En traçant un lien entre ces deux évènements, et en continuant à exhumer ces tragédies enfouies pour les révéler dans une culture populaire à large spectre, ces oeuvres démontrent que l’on peut réfléchir ensemble, apprendre et corriger les erreurs du passé. Au lieu de les garder parquées dans des recoins de nos mémoires collectives.
Cela demande juste de l’honnêteté et du courage. Et vous pouvez commencer en passant 3h26 dans une salle de cinéma.